25 avril 1974 : les œillets fleurissent dans les fusils au Portugal

 Quand un putsch militaire s'envole en révolution

Il y a cinquante ans aujourd'hui, au Portugal, un putsch militaire devenait une révolution, après que de ce putsch le peuple se soit emparé. Exemple rare. Ce putsch a fait tomber un gouvernement et cette révolution un régime vieux de plus de 40 ans : la dictature salazariste, corporatiste, colonialiste et fascisante, dont la chute annonça celles des dictatures espagnole et grecque. Ainsi, ce sont des militaires porteurs d'un projet démocratique et décolonisateur qui ont renversé une dictature sans prendre sa place. Pour mettre fin aux guerres coloniales, il fallait renverser le pouvoir en place. Et il ne pouvait être renversé que par les armes. Et, la police politique (PIDE) mise à part, seule l'armée et les mouvements de libération de Guinée-Bissau, du Mozambique et d'Angola en disposaient. Le Mouvement des Forces Armées ne fit cependant guère usage des siennes (les morts du 25 avril furent faits par la PIDE, tirant sur la foule amassée devant son siège). La Révolution des Œillets naît d'un putsch militaire lui-même né dans le bourbier et les horreurs des guerres coloniales. La Révolution des Oeillets est comme une victoire posthume d'Amilcar Cabral. Elle sera célébrée à Genève dès aujourd'hui et jusqu'au 3 mai (voir sur www.a25a.ch)

Renverser un pouvoir sans s'installer à sa place

On célèbre donc aujourd'hui cette étrange révolution portugaise née d'un putsch militaire.  Au fond, qu'est-ce qu'une révolution, quand on parle politique et pas astronomie ? En un temps où servi à toutes les sauces le mot même de « révolution » semble ne plus rien signifier qui importe, parce qu’il a été plus souvent utilisé pour désigner ce qui trahissait l’idée même de révolution que pour désigner la révolution elle-même, il faut bien commencer par rappeler ce qu’elle est, et en quoi si peu y croient encore : un bouleversement de la politique, des institutions et des rapports sociaux existants. Et un bouleversement pour le mieux, non pour le pire. Un bouleversement qui pense l’impensé, rend possible l’impossible.

L’exigence de la révolution naît de la nécessité d’affronter la réalité : Spinoza professait déjà que la philosophie et la politique étaient nécessaires contre la réalité, parce que la réalité n’est que servitude et violence.  La révolution étant le projet de « ramener sur terre la foi en l’impossible » (ce que disait Edgard Quinet de la révolution française), est révolutionnaire toute volonté, individuelle ou collective, mais seulement cette volonté, qui se donnent pour but une transformation radicale de la société.  Il importerait dès lors assez peu que cette transformation radicale se fasse par une révolution (un moment révolutionnaire) ou une réforme radicale (un processus révolutionnant) aboutissant au même résultat en prenant un peu plus de temps, si l’hypothèse d’une réforme radicale aboutissant au même résultat qu’une révolution n’était obstinément révoquée  tant que cette réforme accepte de se tenter dans le respect des institutions existantes. Si elle ne s’y contraignent pas, le processus révolutionnant vaut le moment révolutionnaire.

La révolution n’est possible qu’en abolissant concrètement les règles, les normes et les institutions du monde tel qu’il est. Le capitalisme l’a fait. Le socialisme ne l’a pas encore fait. Il ne suffit pas de prendre le pouvoir, il faut aussi prendre les moyens de l’exercer –et de l’exercer autrement qu’en en faisant le moyen d’obliger les autres à faire ce qu’ils ne feraient pas s’ils n’y étaient obligés, ou leur interdire de faire ce qu’ils feraient s’ils n’étaient pas contraints d’y renoncer.

Les révolutions qu’on attendait ne se produisirent jamais, et seules les révolutions que personne n’attendait, comme la portugaise, se firent –et ailleurs que là où on les attendait, et autrement qu'on s'y attendait. Qui prenait le Palais d'Hiver de Petrograd pouvait s’installer ensuite au Kremlin. Qui prendrait l’Elysée, la Maison Blanche, le 10 Downing Street, le Quirinal ou le Palais fédéral de Berne ne contrôlerait que leurs bureaux, leurs couloirs et leurs cantines : c’est peu, pour changer la société.

Ainsi, le 25 avril a-t-il démenti O'Brien, assurant dans le "1984" d'Orwell, : "Le pouvoir n'est pas un moyen, c'est une fin. On n'établit pas la dictature pour sauvegarder la révolution, on fait la révolution pour instaurer la dictature. Le but de la persécution, c'est la persécution. Le but de la torture, c'est la torture. Le but du pouvoir, c'est le pouvoir".  Le Mouvement portugais des Forces Armées a renversé un pouvoir sans s'installer à sa place, et dès qu'il était possible, l'a remis au peuple. Car ne vouloir qu’être maître à la place du maître, c’est se contenter d’un changement de maître. Ne vouloir qu’être « comme le maître », ou posséder ce que le maître possède, c’est rester esclave -et esclave envieux.


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