"Graves lacunes" de la Suisse dans la lutte contre le réchauffement climatique
Naissance d'un droit à respirer
Les Aînées pour le Climat (2500 membres, toutes
des femmes de plus de 64 ans domiciliées en Suisse) ont eu gain
de cause devant la Cour européenne des droits de l'Homme (CEDH)
: la Suisse ne tient pas ses engagements pour le climat et la
mise en place d'un cadre réglementaire de limitation du
réchauffement climatique souffre de "graves lacunes", dont
l'absence d'une quantification des limites nationales
d'émissions de gaz à effet de serre. La droite et la droite de
la droite hurlent au viol de notre (ou leur ?) souveraineté par
d'odieux "juges étrangers" s'aventurant "en terrain
politique"... comme si le dérèglement climatique la respectait,
notre souveraineté... comme si l'obligation de la Suisse de
respecter le droit international n'était pas strictement de même
nature que l'obligation de n'importe quel canton de respecter le
droit fédéral... comme si les juges du Tribunal fédéral qui
naguère avaient imposé aux communes grisonnes d'accorder aux
femmes les droits politiques qu'elles leur refusaient n'était
pas aussi "étrangers" aux Grisons qu'à la Suisse les juges de la
CEDH, qui lui rappellent qu'elle a pris des engagement
climatiques et qu'elle doit les tenir. Et le rappelant à la
Suisse, ils le rappellent à tous les Etats membres du Conseil de
l'Europe (c'est-à-dire à tous les Etats européens, sauf la
Russie, la Biélorussie et, sauf erreur, le Kosovo), car leur
arrêt va faire jurisprudence et que les Etats membres de
l'Assemblée de Strasbourg devront s'y plier... ou quitter le
Conseil de l'Europe. Enfin, la décision de la CEDH tombe au bon
moment : dans presque tous ces pays, on revient, plus ou moins
honteusement, sur les engagements pris à Paris et les discours
tenus depuis. Et que la CEDH, finalement, ne fait que rappeler.
A la Suisse, et à 45 autres Etats... La
CEDH a dit à la Suisse de respecter ses engagements ? Aidons-y
la : le PS et les Verts ont lancé une initiative conjointe pour
la création d'un "fonds climat". Elle a abouti, le peuple et les
cantons se prononceront donc sur elle.
Dégrapper aux Pâquis et ester à Strasbourg, cela ne s'oppose ni ne s'exclut mais se complète et se conforte.
L'arrêt de la Cour Européenne des Droits de
l'Homme est "une claque pour le Conseil fédéral et son inaction
climatique", a savouré la co-présidente du PS, Mattea Meyer. Une
claque historique, même : c'est la première fois qu'elle se
prononce sur la responsabilité des Etats face au changement
climatique et qu'elle fait du droit à un climat supportable un
droit fondamental, et ce n'est pas qu'un simple discours :
l'arrêt rend possible des actions en justice contre les pouvoirs
publics, à tous les niveaux, coupables de n'avoir rien fait, de
ne pas en avoir assez fait ou de ne pas tenir leurs engagements
pour lutter contre la pollution et les conséquences du
réchauffement climatique. Il oblige en outre la Suisse à tenir
ses engagements climatiques, qui deviennent ainsi contraignants.
Enfin, il fait jurisprudence européenne. La nouvelle présidente
des Verts, Lisa Mazzone, a parfaitement raison de considérer que
la décision de la CEDH "a une importance comparable à l'Accord
de Paris pour le climat", et le co-président du PS, Cedric
Wermuth, d'insister sur l'évidence que "seuls des
investissements publics massifs permettront de remédier aux
manquements soulevés par le CEDH".
A une majorité écrasante (seize juges de la Grande
Chambre sur dix-sept), la CEDH a estimé que la Suisse avait
violé le droit fondamental à la santé, à une vie privée et
familiale, en ne protégeant pas suffisamment ses habitants
contre le dérèglement climatique, et à l'unanimité des juges,
elle a considéré que la Suisse avait violé le droit des
requérantes (les Aînées pour le climat) à un projet équitable
lorsque les tribunaux suisses (le Tribunal fédéral, le Tribunal
administratif fédéral) ont refusé d'entrer en matière sur leurs
requêtes. Ce faisant, la Cour identifie le droit à un
environnement vivable même par les plus pauvres et les plus
fragiles à un droit humain fondamental -un droit de toutes et
tous. Un droit que les Etats ne doivent pas seulement respecter,
mais promouvoir. Reste à savoir comment, et cela, l'arrêt de la
CEDH ne le dit pas. Et la Cour refuse même explicitement, "eu
égard à la complexité et à la nature des questions en jeu",
d'entrer en cette matière : la CEDH n'est pas ni GIEC, ni le
Conseil fédéral, qui va devoir faire des propositions, ni le
Parlement fédéral, qui va devoir se prononcer dessus, ni le
peuple, qui pourrait être saisi par référendum...
La CEDH intime à la Suisse l'obligation de faire
sa part de la lutte contre les effets, sur sa population, du
dérèglement climatique. Et ainsi de faire du même coup sa part
d'un effort mondial. Et de tenir ses engagements (le zéro net
d'émissions de gaz à effet de serre d'ici 2050, l'abandon des
énergies fossiles dans le même délai). Elle n'est pas seule à
devoir agir, mais elle est d'entre tous les Etats l'un de ceux
qui ont le plus de moyens d'agir : elle en a les ressources
financières, l'intelligence collective et les intelligences
individuelles. Et elle a aussi la responsabilité, parce qu'elle
est, par habitant, l'un des plus gros producteurs de nuisances
environnementales. Chaque décision qu'elle prend pour réduire
cette production de nuisance profite à sa population, mais pas
seulement : les saloperies qu'on relâche dans l'écosystème
ignorent les frontières. En outre, elle n'en relâche pas
seulement chez elle, mais aussi, voire surtout, ailleurs, dans
tous les pays où sévissent ses entreprises et ses investisseurs.
Il faudrait trois planètes Terre si tous les habitants de la seule qui existe vivaient comme ceux de la Suisse dont chaque habitant consomme en moyenne 2,8 fois de services et de ressources environnementales que ceux et celles qui y sont disponibles par habitant. Si on prend en compte l'ensemble de la population mondiale, de la plus pauvre (et la moins consommatrices de ressources naturelles) à la plus riche (et la plus gaspilleuse de ces ressources), on consomme déjà 1,75 fois les ressources de la planète...Et quand un Suisse émet presque 50 fois plus de CO2 par année qu'un Mozambicain (14 tonnes contre 300 kilos), la responsabilité de la Suisse dans la lutte contre le réchauffement climatiques est évidemment plus grande que celle du Mozambique. Or les pires effets du réchauffement climatique touchent les pays et les populations les plus pauvres -autrement dit : ceux et celles qui en sont les moins responsables...
Les scientifiques du "Global Carbon Project" sont
catégoriques : le seuil de 1,5° de réchauffement de la planète
sera dépassé "de manière constante", et cela pourrait arriver
avant 2030, date limite fixée par l'Accord de Paris pour que ce
seuil ne soit pas dépassé. On aura même de la peine à tenir
l'objectif d'un réchauffement maximum de 2°. Les émissions
totale de CO2 ajoutées dans l'atmosphère devraient atteindre
40,9 milliards de tonnes, quatre fois plus qu'en 1960, et la
courbe des émissions ne se réduit pas depuis dix ans. Elle
augmente même pour ce qui est de celles dues à l'utilisation de
combustibles fossiles et de ciment (+1,1 % en un an), malgré les
efforts faits dans l'Union Européenne (-7,4 %) et aux USA (-3
%). Le dernier rapport de l'Organisation météorologique mondiale
signale que 2023 a été l'année la plus chaude de toutes celles
pour lesquelles on dispose de mesures thermiques utilisables, et
que l'Europe la région qui se réchauffe le plus rapidement.
Un accord in extremis a été obtenu au terme de la COP28 de Dubaï, le 13 décembre dernier. Un accord par consensus. Entre qui, ce consensus ? Entre des producteurs de pétrole qui ne voulaient pas entendre parler de transition énergétique "hors des énergies fossiles", des partisans du nucléaire qui font de cette transition énergétique le moyen de réhabiliter une énergie qu'ils présentent comme une alternative au pétrole, au gaz et au charbon, les pays du nord et ceux du "sud global", les Etats "occidentaux" et la Russie, la Chine, l'Inde, l'Iran...Qu'ont ces Etats et ces producteurs ont en commun, sinon d'être tous terriens ? Toujours est-il que pour la première fois au terme d'une COP, un accord final mentionne les énergies fossiles comme devant, à terme, être remplacées par des énergies renouvelables. Près de 80 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre leur sont en effet dues -mais l'accord ne précise pas à qui ces émissions sont dues. Or il existe encore des quantités considérables de charbon, de gaz, de pétrole sous terre, de quoi les extraire et les utiliser jusqu'à la fin du siècle. La transition énergétique risque de prendre du temps. Beaucoup trop de temps... Et l'industrie petrolière et gazière entend bien en faire perdre le plus possible : le mois dernier, le PDG de Saudi Aramco, premier producteur mondial de pétrole, prêchait pour son derrick : "Nous devrions abandonner le fantasme de l'élimination progressive du pétrole et du gaz". Certes, comme il fera de plus en plus chaud, on aura de moins en moins besoin de se chauffer, mais on grillera de l'énergie pour faire fonctionner la clim' et recharger les batteries des bagnoles électriques...
D'ici-là, la lutte continue, "par tous les moyens,
même légaux". Ainsi, le combat mené jusqu'à Strasbourg par les
Aînées pour le climat rejoint celui mené dans tel ou tel
quartier d'une de nos villes. Dégrapper aux Pâquis et ester à
Strasbourg, cela ne s'oppose ni ne s'exclut mais se complète et
se conforte.
Beaucoup de jubilation pour cette CEDH donneuse de leçon. Sa dernière trouvaille, ne va guère profiter au climat, mais aux extrêmes, aussi bien de gauche que de droite. Par ricochet, nos fragiles démocraties vont encore être affaiblies.
RépondreSupprimerLa Chine, la Russie et tous les régimes dictatoriaux doivent bien se marrer en voyant l’Europe démocratique se tirer une balle (une de plus) dans le pied et se débattre dans des combats qui ne vont que l’épuiser un peu plus. Cette dernière sentence de la CEDH sert sur un plateau un matériel de propagande aux extrêmes.