Vivre dangereusement : être un écrivain algérien

Sénac, Yacine, Daoud, Sansal


Arrêté le 16 novembre à l'aéroport d'Alger, où il arrivait de France pour regagner son domicile de Boumerdès, l'écrivain algérien Boualem Sansal, 79 ans,  qui détient aussi la nationalité française, est détenu depuis dans l'unité pénitentiaire d'un hôpital algérois. Il a fait appel de sa détention, l'appel devrait être traité aujourd'hui. Le prétexte de son arrestation, c'est sa défense de la position marocaine sur la frontière avec l'Algérie, telle que dessinée par la France coloniale, ce qui dans la langue de bois du pouvoir algérien, se dit "atteinte à l'intégrité et à l'unité nationales et aux institutions de l'Etat", un crime assimilable à du terrorisme et passible de la prison à perpétuité. Mais surtout un prétexte : dénonçant sans nuance (mais en faufrait-il ?) à la fois l'islamisme et l'autoritarisme du pouvoir en place, Sansal s'est fait beaucoup d'ennemis. Mais son arrestation lui a aussi valu beaucoup de soutiens, y compris de personnalités peu suspectes de complaisances à l'égard de l'extrême-droite française que Sansal a laissé l'instumentaliser. Aujourd'hui, en Algérie, c'est en sortant la grosse artillerie de l'injure normalisée et de l'amalgame labellisé qu'on sort : Sansal, c'est un soldat du "macronosionisme"...


"Je suis terre et cendre -Laisse-moi parler"

On a fait dire à Voltaire : "je ne suis pas d'accord avec ce que vous dites, mais je me battrai pour que vous puissiez le dire". On a fait dire à Saint-Just "pas de liberté pour les ennemis de la liberté". Ni l'un, ni l'autre ne l'ont dit, sous cette forme. Mais l'un et l'autre ont dit, et écrit, quelque chose que l'on a ainsi résumé. Ce que dit Voltaire, c'est que la liberté d'expression est première, fondamentale. Ce que dit Saint-Just, c'est que cette liberté est indissolublement liée à la responsabilité de qui en use. Or dans le cas de Sansal, ce dont il est accusé tient, de toute évidence, d'un vulgaire prétexte à une répression dont tous les régimes algériens depuis qu'il existe des régimes algériens (y compris le régime de l'Algérie française) ont fait un usage systématique, directement ou en la sous-traitant à quelques séides. De sorte qu'il n'y a guère de grands écrivains algériens qui y ait échappés. Albert Camus lui-même a été menacé de mort et n'a pu rentrer dans une Algérie qu'il proclamait comme son pays, fût-elle encore française.  Jean Sénac a été assassiné. Kateb Yacinew a été réprimé. Le livre de Kamel Daoud qui lui a valu le Prix Goncourt a été interdit en Algérie, et son éditeur, Gallimard, banni du Salon du Livre d'Alger. Et même quand ils résident ou séjournent à l'étranger, les voix dissidentes craignent la répression algérienne de toutes les dissidences : "la peur s'est diffusée et a traversé les frontières", observe le secrétaire général de la Fédération internationale pour les droits humains, l'avocat algérien Aïssa Rahmoune. Arrêter un opposant, un dissident connu quand il revient dans son pays fait passer un message : restez là où vous êtes, ou, mieux encore, taisez vous ! en février, l'artiste sexagénaire Djamila Bentouis a été arrêtée, puis condamnée à un an et demi de prison pour une chanson écrite et interprétée pendant le "Hirak", le grand mouvement de protestation qui a fait tomber Bouteflika mais n'a pas réussi à changer le système. Et le journaliste Farid Alilat a été expulsé en France, alors qu'il n'a que la nationalité algérienne... Et d'autres, résidant à l'étranger, ont pu rentrer en Algérie pour voir leur famille, et se sont vu interdire de sortir du pays...

Tahar Ben Jelloun, Yasmina Khadra, Kamel Daoud, Annie Ernaux, JMG Le Clezio, Orhan Pamuk, Salman Rushdie, Roberto Saviano soutiennent Boualem Sansal. Les Rencontres Internationales de Genève en font autant : pour elles, Sansal incarne "Une forme de conscience humaniste du monde". Une forme de cette conscience, pas cette conscience qui aurait pris une forme unique. Parce qu'on peut être en profond désaccord avec certaines de prises de position de l'écrivain, comme on l'est avec celles d'autres (de Céline, d'Aragon, de Solyénitsine, pour ne citer qu'eux parmi beaucoup d'autres dans les rayons de notre bibliothèque), tout en défendant sa liberté d'écrire. "Tuer un homme, ce n'est pas tuer une doctrine, c'est tuer un homme" envoyait Castellion à Calvin, qui justifiait de tuer Servet. Emprisonner Sansal pour ses déclarations ou ses idées, ce n'est pas effacer ces déclarations ou emprisonner ces idées, c'est seulement emprisonner Sansal. Emprisonner l'auteur de "2084, la fin du monde", où il imagine l'islamisme au pouvoir, l'auteur aussi du "serment des barbares", ce cri du coeur et des tripes contre la "concorde civile" avec les islamistes, lancée par le président Bouteflika.

Dans ses recommandations aux voyageurs en Algérie, le Département fédéral des Affaires étrangères nous incite à porter "une attention particulière (...) à la sécurité personnelle" et nous déconseille de nous rendre "dans certaines parties du pays" (par exemple la Kabylie). Le DFAE ne précise cependant pas que la sécurité personnelle des écrivains est particulièrement menacée. Et depuis longtemps. Il y a dans les prisons algériennes 228 détenus d'opinion. Dont désormais un écrivain. 
"On n'emprisonne pas Voltaire", avait dit Charles De Gaulle, à propos de Jean-Paul Sartre quand Sartre se faisait le porte-voix de l'ultragauche française. En Algérie, on emprisonne Sansal. Quel grand écrivain algérien, mort ou vivant, a échappé à la répression, à l'ostracisme, à la condamnation, à la caricature ? Saint Augustin, peut-être (mais l'Algérie du IV siècle n'était pas encore l'Algérie, seulement une partie de la province romaine d'Afrique)... Alors, il reste à Kamel Daoud et Boualem Sansal qu'à reprendre les mots d'Augustin, en les adressant non plus à Dieu ( Sansal proclame son athéisme), mais au pouvoir qui interdit l'un et emprisonne l'autre :

Laisse-moi parler"
"Je suis terre et cendre


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