Discours (rituel) du 14 juillet


    
La révolution, d'accord, mais ailleurs...

On a pris l'habitude de rompre, tous les 14 juillet, la vacance de parution de ce follicule par un numéro où l'on écrit, gravement, forcément gravement de la révolution. Parce que le 14 juillet, Sire, ce n'était pas une émeute, mais une révolution. Et parce qu'écrire de la révolution, c'est plus facile, moins fatiguant et moins dangereux que la faire. Alors comme chaque année, on va en écrire -ou plutôt, on va écrire de son absence. Et peut-être aussi, en filigrane, de notre propension à reporter sur d'autres, ailleurs, les attentes que nous sommes bien en peine de satisfaire nous-mêmes, ici. En célébrant ces autres, avant que de les vouer aux gémonies dès lors qu'ils ne font pas ce qu'on attendait qu'ils fassent à notre place. Ainsi sentons-nous, présentement, nombre de nos camarades genevois (et circonvoisins) de la gauche bâbord prêts à se battre jusqu'au dernier Grec pour défendre la juste ligne prolétarienne (et la sortie de l'euro) contre le traître Tsipras... Parce que la révolution, nous, ici, on sait comment les autres doivent la faire. Ailleurs.


Il nous reste à détourner la gauche -pour la ramener là d'où elle vient


S’il fallait en un mot qualifier l’état de la gauche politique en Europe, et plus précisément encore l’état de ses partis et organisations politiques, nous userions sans doute du mot « débilité », en son strict sens : une faiblesse maladive - précisons : nous usons du mot « gauche » comme d’un synonyme de « mouvement socialiste », au sens le plus large du qualificatif,  de la social-démocratie au socialisme libertaire, la question de la propriété étant finalement celle sur laquelle se joue le clivage entre ce mouvement et ses adversaires : est socialiste toute organisation pour qui la propriété collective prime sur la propriété individuelle et la propriété publique sur la propriété privée. Tout le reste est accessoire, et plus accessoires encore que tout les références au « progrès » et à la « modernité »

Certes, cette débilité des partis de gauche ne les frappe pas eux seuls : en vérité, depuis la Guerre Mondiale, les partis politiques ne sont plus nulle part dans notre monde (celui du « centre », celui qui se qualifiait lui-même, et lui seul, de « développé »), les lieux de l’inventivité sociale, et tout au plus pouvaient-ils encore être les réceptacles de la créativité sociale telle qu’elle s’exprimait –et s’exprime encore- ailleurs.
 
Nous sommes pourtant nombreux à considérer le monde tel qu’il est, la société telle qu’elle est, les règles du jeu social telles qu’elles nous sont imposées, comme inacceptables, et invivables pour des millions d’habitants de notre semi-continent -quoique nous soyons encore, ici, dans une situation infiniment moins douloureuse qu'ailleurs.Surtout, nous savons (pour en être) que la « gauche » institutionnelle, qu'elle s'avoue ou non comme telle, de la social-démocratie au « communisme », des partis politiques aux syndicats, a pris sa part de la construction de ce monde, de la constitution de cette société et de la définition de ces règles. Nous conviendrons enfin que nous ne sommes pas sortis du capitalisme, et que notre problème est toujours celui que se posèrent les fondateurs du mouvement ouvrier international : celui du dépassement du capitalisme. Mais nous ne nous trouvons plus dans la situation ni dans le rôle de ces grands anciens. Si le problème est toujours celui du capitalisme, et si nous persistons à penser sa solution par le socialisme, nous devons aussi admettre que la gauche telle qu’elle est fait désormais partie du problème, non plus de la solution.

Il nous faut par conséquent faire ressurgir une gauche qui,  pour être porteuse d’une réponse socialiste au problème du capitalisme, soit aussi radicalement socialiste que radicalement anticapitaliste. Or nous savons que ces deux radicalités ne se confondent pas, et qu'il y a de l'anticapitalisme (celui des imbéciles, certes, mais il ne nous paraît pas que cette imbécilité le rende plus faible –bien au contraire) dans le fascisme et la théocratie. Il nous importe donc de conjuguer un projet de changement de l'ordre actuel des choses (le socialisme) à une résistance à la déréliction de cet ordre et des droits que les combats de la gauche avaient tout de même fini par y imposer. Hors de cette conjugaison de la volonté de changement et de celle de résistance, le projet socialiste se dissoudrait dans la quotidienneté des pratiques institutionnelles, en même temps que l’anticapitalisme dans la démagogie des populismes réactionnaires.

Les intellectuels organiques de la gauche, et de chacune de ses composantes nationales, scandent depuis plus d'un quart de siècle les mots d’ordre de la « rénovation », de l’aggiornamento. Ces mots d’ordre ont un présupposé commun : il y a encore quelque chose à faire avec la gauche dans l’état où l’histoire nous la laisse. Or la réforme ou la recomposition de la gauche telle qu’elle est, c’est-à-dire telle que nous en héritons, est à la fois hors délai et hors sujet. (et cela vaut pour toutes ses composantes, y compris celle qui se proclame la seule "vraie gauche", avant que d'être elle-même conduite comme accusée dans un procès en trahison par une autre "vraie gauche" ). Hors délai, parce qu’il est trop tard, hors sujet, parce que les bases théoriques, la culture politique, les thèmes privilégiés et les méthodes d’action traditionnelles de la gauche, ne répondent plus à rien de ce qui doit désormais nous requérir et dont, paradoxalement, nous pouvons trouver prémices aux origines du mouvement dont nous disons encore participer et dont nous constatons la sénescence. La gauche socialiste n’a pas besoin d’un aggiornamento, mais d’un risorgimento, d’une résurgence de ses ambitions fondatrices et de sa radicalité première. Elle doit donc, urgemment, rompre avec le culte de la "modernité" auquel elle sacrifie : quand le "nouveau" est pire que l'"ancien", c'est l'"ancien" qui est "progressiste". Et quand le culte du "nouveau" suppose une adhésion moutonnière, conformiste, uniforme, à ce qu'il célèbre, l'"ancien", pour peut qu'il ait été libérateur, devient une force de résistance, voire une force de subversion.

De s’être abandonnée à l’air libéral du temps, la gauche paie le prix mais à ses marges, dans et hors ses organisations traditionnelles (mais jamais à leur tête lorsqu’elle en est, ni en quête d’organisation nouvelle à créer lorsqu’elle n’en est pas), une gauche résurgente peut naître. Si le déclin de la gauche traditionnelle est irréversible (du moins en tant que gauche : elle peut toujours convoiter l’espace, plastique, du « centre mou », ou celui du populisme protestataire), la naissance d’une nouvelle gauche est possible en usant des quelques points d’appui que peuvent encore offrir partis politiques et syndicats -il s’agit alors non d’en prendre le contrôle, mais de les subvertir, de les transformer en autre chose que ce qu’ils sont –bref, de les déplacer hors du champ qu’ils occupent, d’en faire quelque chose qu’ils sont hors d’état d’imaginer.. De les détourner, en somme. Que serait-ce que ce détournement ? Ce que l'Internationale Situationniste définissait comme le détournement, "le réemploi dans une nouvelle unité d'éléments pré-existants". "Les deux lois fondamentales du détournement sont la perte d'importance -allant jusqu'à la déperdition de son sens premier- de chaque élément autonome détourné; et en même temps, l'organisation d'un autre ensemble signifiant, qui confère à chaque élément sa nouvelle portée".

Il nous reste donc plus qu'à détourner la gauche -non pour l'amener là où elle prouve abondamment qu'elle est capable d'aller toute seule, à Canossa, mais pour la ramener là d'où elle vient : de tout en bas de la société, et de bien loin de là où siègent les gérants du monde...

Bon anniversaire, la révolution...

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