Cinq ans après le massacre de "Charlie", un procès pour l'histoire... et les libertés


Aujourd'hui s'ouvre le procès, entièrement filmé pour l'histoire (comme le procès de Barbie...), du massacre de "Charlie", le jeudi 8 janvier 2015 : onze accusés présents, trois en fuite (ou morts) en Syrie, 200 personnes parties civiles, 144 témoins, 14 experts à la barre. Le procès se tiendra jusqu'à la mi-novembre. Les trois principaux auteurs du massacre, les frères Kouachi et Amedy Coulibaly, n'y seront pas : ils ont été abattus par la police après avoir assassiné une policière, un employés et trois clients d'un supermarché kasher. Le 8 janvier, les frères Kouachi avaient abattu, au siège de la rédaction de "Charlie Hebdo", onze personnes : le directeur de l'hebdo, Charb, quatre autres dessinateurs (dont Cabu et Wolinski), deux chroniqueurs, un correcteur, un visiteur. En hurlant "on a vengé le Prophète Mohammed, on a abattu "Charlie". "Tout ça pour ça", titre sombrement "Charlie Hebdo" d'hier. Tout ça pour "ça", oui : les trois meurtriers n'ont ni vengé le Prophète, ni "abattu Charlie". Le Prophète ne leur avait rien demandé et "Charlie est toujours là (il faut acheter le numéro d'aujourd'hui). Et son insolence irréligieuse, qui traite de la même manière toutes les religions, a survécu au massacre,   Parce que « tuer un homme ce n’est pas défendre une doctrine, c’est tuer un homme" (Sebastien Castellion). Et qu'en tuer onze plutôt qu'un et pour des dessins plutôt que pour une "doctrine" ne change rien à cette évidence. Ainsi, le massacre de "Charlie" a sacralisé les libertés d'expression et de presse, et consacré dans le sang le droit au blasphème comme indissociable de ces libertés : Cabu, Wolinski, Charb et les autres sont morts pour elles. Les Kouachi, Coulibaly et leurs complices, sont morts pour rien qui vaille.

La panse est toujours féconde d'où sourd la connerie armée.

Le droit au blasphème, donc... mais ça veut dire quoi, ce droit ? ça veut dire qu'un musulman a le droit, non seulement de penser, mais de dire, d'écrire, de dessiner, de publier, que Jésus-Christ n'est ni Dieu, ni fils de Dieu. Et que Raoul Vaneigem a le droit d'écrire et de publier : "Les dieux sont morts, mais leur cadavre persiste à polluer la planète. Leur odeur s'instille jusque dans les narines les plus réticentes, les mieux prévenues contre les remugles de l'au-delà".

71 pays, dont la Suisse (dont les tribunaux n'y ont cependant plus recours depuis longtemps) disposent de lois sanctionnant le "blasphème" ("l'offense à la croyance en Dieu", dans la formulation de l'art. 261 du Code pénal), et en font donc un délit, voire un crime. Depuis 2015, après le massacre de la rédaction de "Charlie Hebdo", l'Islande, la Norvège, le Danemark et Malte ont abrogé leur lois "anti-blasphème". Ces lois sont toutes une menace, réelle ou hypothétique (lorsque les lois en question ne sont plus utilisées) contre la liberté d'expression et la liberté religieuse, et, lorsqu'elle sont utilisées, un moyen de protéger une religion d'Etat contre des religions minoritaires, ou contre l’irréligion. Utilisées ou non, les lois "anti-blasphème" protègent les dogmes religieux plutôt que les droits individuels, et érigent l'Etat en juge de la vérité religieuse et philosophique, en lui donnant le pouvoir de déterminer ce qui est sacré (et a contrario ce qui ne l'est pas) et ce qui est une offense au sacré. En déterminant ce qui est une offense au sacré, elles mettent des limites arbitraire à l'usage de la satire et de l'humour, de la polémique et du débat. Elles transforment les libre-penseurs, mais aussi les fidèles de religions minoritaires, ou de toute religion autre que la religion d'Etat là où il y en a une, en opposants politiques. Devient alors "blasphème" toute expression, toute conviction visible qui ne convient pas au pouvoir en place, ou que le pouvoir en place veut dénoncer pour dresser contre elle la population qu'il a besoin de mobiliser. Il y a cependant plus sournois, plus hypocrite.  Dans la nuit du 22 au 23 octobre 1988, à Paris, le cinéma Espace Saint-Michel est incendié par des chrétiens fondamentalistes cherchant à faire interdire le film qu'on y projetait, "La dernière tentation du Christ" de Scorcese, dont les cardinaux Lustiger et Decourtray demandaient aussi l'interdiction -sans l'avoir vu. D'autres dévots chrétiens s'en étaient auparavant, pris à "La Religieuse" de Rivette, en 1966 et à "Je vous salue, Marie" de Godard en 1985. Ces cabales de dévots ont contribué à ce que l'ancienne accusation de blasphème (autrement dit : l'insulte à Dieu, ce qui ne peut être considéré comme un délit ou un crime dans une société laïque) laisse hypocritement place à l'accusation d'"atteinte à la sensibilité religieuse" de croyants, au prétexte que ceux-ci ne se distinguant pas de leurs croyances se sentent insultés quand ils pensent qu'on insulte leur croyance.

"(Pour) assurer la sûreté de l'Etat, il faut laisser chacun libre de penser ce qu'il voudra et de dire ce qu'il pense" (Spinoza). Mais  c'est bien de liberté d'expression dont il s'agit, celle des croyants impliquant celle des non-croyants, et celle des croyants d'une religion celle des croyants de toutes les autres. Autrement dit : la liberté d'expression d'une foi implique la liberté de blasphémer, dès lors que tout dogme d'une religion peut-être considéré comme blasphématoire d'une autre.

La laïcité est indissolublement liée à la liberté de pensée et à celle d'exprimer sa pensée, et donc aux libertés de conscience et de religion, avec pour seules limites celles que posent l'interdiction de nuire à autrui. Elle implique donc le droit au blasphème, comme l'a confirmé le Parquet français dans l'"affaire Mila", cette lycéenne menacée de viol et de mort pour avoir "blasphémé" l'islam, et poursuivie pour incitation à la haine : "la critique de la religion est absolument libre" résume l'avocat Richard Malka -qui sait de quoi il parle, puisqu'il est non seulement l'avocat de Mila mais aussi de "Charlie". Et quand on parle de liberté de critique de "la" religion, on parle de liberté de critique de toutes les religions ("Charlie" a gagné une dizaine de procès lancés par une association catho intégriste, l'Agrif). Ce qui est condamnable, ce ne sont pas les critiques, voire les injures, contre une religion, ce sont les injures contre des personnes en raison de leur religion. On peut dire ou écrire que l'islam, ou le christianisme, ou le judaïsme, ou le chamanisme, "c'est de la merde", on ne peut pas traiter leurs croyants de "merdeux". Et même si des croyants se sentent blessés par telle ou telle critique ou telle ou telle injure adressée à leur religion, ils ne peuvent faire de cette critique ou de cette injure motif à demander la condamnation (qu'ils se content d'en proclamer la damnation...) de leurs auteurs, tant qu'ils ne sont pas eux-mêmes, personnellement, injuriés. Sinon quoi ? on serait dans la situation des USA où dans certains Etats des intégristes (protestants) exigent la fin de l'enseignement de la théorie de l'évolution parce qu'ils estiment qu'elle offense leur religion créationniste... ou dans la situation de l'Algérie, dont le Code pénal prévoir que quiconque "offense le Prophète et les envoyés de Dieu ou dénigre le dogme ou les préceptes de l'islam, que ce soit par voie d'écrit, de dessin, de déclaration ou tout autre moyen doit être puni de 3 à 5 ans d'emprisonnement d'une amende de 50'000 à 100'000 dinars"...

L'attentat contre "Charlie a été revendiqué par Al Qaïda, Coulibaly a fait allégeance à Daesh, trois de leurs complices (les frères Belhoucine et l'épouse de Coulibaly, Hayat Boumedienne, ont fui en Syrie, où ils sont peut-être morts. Fanatiques, ils et elle étaient. Et musulmans, puisqu'ils se disaient tels. Mais "on ne fera pas reculer le fanatisme en interdisant des minarets ou en confondant les musulmans avec leurs bourreaux intégristes mais tout au contraire en défendant tous ensemble le droit au blasphème, à l'humour et à la laïcité"... Il ne nous est pas interdit d'être plus intelligents que nos ennemis. Même si cela ne relève pas d'une performance.
Le procès des complices du massacre de "Charlie"jugera l'infâme, il ne l'écrasera pas. La panse est toujours féconde d'où sourd la connerie armée.










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