A propos d'un 10 Mai d'il y a quarante ans
Post Lucem Tenebrae
En France, le 10 mai est, comme le 18 Brumaire ou
le 18 juin, une date dont on n'a pas besoin de donner l'année.
Pour Jack Lang, reprenant (vraisemblablement sans le savoir) la
devise de la parvulissime République, avec l'élection de
François Mitterrand à la présidence de la Ve République, la
France passait carrément des ténèbres à la lumière. C'était tout
de même un peu trop dire de l'événement, mais c'était bien dire
l'attente d'un changement. Et, en creux, dire à quel point cette
attente manque à la gauche française pour qu'elle renaisse de
ses cendres dispersées... 36 ans après la victoire de
Mitterrand à la présidentielle, suivie d'une victoire du PS aux
législatives, le candidat socialiste à la présidentielle de 2017
obtient, au premier tour, et péniblement... 6 % des suffrages.
De Post Tenebras Lux à Post Lucem Tenebrae...
Un droit d'inventaire du mitterandisme et du
parti socialiste au pouvoir s'impose, en tenant compte des
différences de contextes politiques : en 1981, le clivage
gauche-droite structure sans contestation le paysage politique :
on est de gauche ou de droite, si on n'est ni l'un, ni l'autre,
on n'est rien. Aujourd'hui, pour être quelque chose
politiquement, il faut commencer par se dire "ni de gauche, ni
de droite", "au-dessus du clivage gauche-droite", ou "de gauche
ET de droite". Et puis, enfin, il y a un comportement unitaire,
à gauche, quand il n'y reste plus qu'un désir d'unité. Un désir
impuissant, peut-être faute d'une force politique centrale (on
dit bien "centrale", pas "centriste"...) autour de laquelle se
fasse cette unité : ce fut, de 1974 à 1981, le PS. Et quarante
ans après ? La gauche française pèse toujours, si elle se
rassemble, assez pour être présente au deuxième tour d'une
élection présidentielle. Si elle ne rassemble pas, elle ne
pèsera que le poids de son impuissance, et devra se contenter de
choisir, à nouveau, entre Macron et Le Pen.
(Paolo Flores d’Arcais)
S’il fallait en un mot qualifier l’état de la gauche politique en Europe, et plus précisément encore l’état de ses partis et organisations politiques, nous userions sans doute du mot « débilité », en son strict sens : une faiblesse maladive. Certes, cette débilité des partis de gauche ne les frappe pas eux seuls, et en vérité, depuis la Guerre Mondiale, les partis politiques ne sont plus nulle part dans notre monde (celui du « centre », celui qui se qualifiait lui-même, et lui seul, de « développé »), les lieux de l’inventivité sociale, et tout au plus pouvaient-ils encore être les réceptacles de la créativité sociale telle qu’elle s’exprimait – et s’exprime encore – ailleurs. Cette dernière ambition reste pour l’heure la plus haute que nous puissions avoir pour nous. Faut-il pour autant nous résigner à ce que le maximum du possible ici et maintenant n’atteigne pas le minimum du souhaitable, ni même du nécessaire ?
Nous en sommes à un moment de l’évolution de la social-démocratie où sa capacité d’action et sa compétence politique ne sont plus que celles de pouvoir, parfois, gagner des élections, mais sans plus savoir ni pourquoi, ni que faire d’une telle victoire électorale, ni quelle différence fondamentale la sépare encore de la droite démocratique. Est-elle électoralement victorieuse – encore ne l’est-elle qu’à la condition préalable d’avoir été pour un temps rejetée dans l’opposition, c’est-à-dire d’avoir perdu des élections– que la social-démocratie ne sait que faire du pouvoir politique qui lui échoit, sinon s’y lover comme un renard en son terrier. La social-démocratie a renoncé à se servir du pouvoir politique pour changer les règles du jeu social et les codes de l’ordre du monde. Le socialisme démocratique a sans doute trop bien, trop profondément et trop longtemps intégré les normes et les références libérales (le marché, les « grands équilibres » et les « lois de l’économie ») pour pouvoir s’en extirper. Comment en effet être une alternative à ce que l’on a accepté, et dont on a usé – avec quelque efficacité, si cette efficacité ne se mesure plus à la capacité d’atteindre ses objectifs initiaux (le changement social) mais à celle d’atteindre un niveau de pouvoir suffisant pour se résigner sans tourments à les abandonner ?
Le PS né du congrès d’Epinay était, sous la forme d’une grande coalition de toutes les gauches non-communistes, un vaste rassemblement des contraires – d’où le culte de la « synthèse » qui s’y célébra pendant quarante ans. C'est ce parti qui est en train de mourir sous nos yeux désespérément vides de larmes – fussent- elles de crocodiles. "La gauche doit aujourd’hui son échec à elle-même. La résignation au chômage, la coupure avec les milieux populaires, des pratiques trop éloignées de nos idéaux, voilà les raisons de notre affaissement", résumait sombrement Lionel Jospin, en 1993, lors de sa démission de la direction du PS français)
Vainqueurs en 1981 sur la promesse rimbaldienne
de « changer la vie » et vaincus en 1986 pour n’avoir réussi à
changer réellement que la leur, en ayant abandonné toute
ambition réellement réformatrice dès 1983, les socialistes
français n’ont pas été défaits parce qu’ils étaient réformistes,
mais parce qu’ils avaient cessé de l’être ; l’échec de la
social-démocratie n’est pas là où la gauche révolutionnaire veut
le voir, dans son réformisme, mais dans sa rétraction dans le
conservatisme politique et le conformisme économique. Dirigé par
de hauts fonctionnaires, des ministres en exercice, d’anciens
ministres ou des ministres putatifs impatients de le devenir
réellement, le PS français n’était plus, après cinq années de
pouvoir, que l’ombre d’une force politique socialiste, et il
fallut toute la bêtise de la droite conjuguée à toute la
malignité mitterrandienne, pour permettre aux socialistes de «
revenir aux affaires » (dans tous les sens du terme, d’ailleurs)
en 1988. Le parti n’était déjà plus alors que l’arrière-Cour du
Monarque (et plutôt celle de Louis XI que celle de Louis XIV).
Il ne manquait plus qu’un vernis de choix politique pour
parfaire cette momification, et c’est le brave Pierre Mauroy,
alors Premier secrétaire du PS, qui s’y collera en préfaçant en
1992 le programme du parti, prétentieusement qualifié de «
projet socialiste pour la France » : « Nous ne croyons plus à
une rupture avec le capitalisme. (…) Nous sommes conscients que
le capitalisme borne notre horizon, pour la décennie à venir et
sans doute pour bien longtemps encore. Mais nous sommes
également décidés à en corriger les excès». Les excès, seulement
les excès. L’adhésion des « socialistes de gouvernement » aux
dogmes économiques libéraux fera le reste en défaisant le «
socialisme à la française », le parti lui survivant un temps
comme la carapace de l’insecte survit à la mort de l’insecte.
Ainsi le PS français en est-il rendu à ce que les élections,
présidentielle et législatives, de 2017, ont fait de lui : en
pleine décomposition, et hors d’état de colmater les fuites qui
le vident. Mais il est seul responsable de sa propre défaite
(s’il partage la responsabilité de celle de toute la gauche avec
Jean-Luc Mélenchon), et seul responsable d’avoir nourri le
rassemblement « social-libéral » de Macron d’un côté, et le
rassemblement vindicatif de Le Pen de l’autre.
De choix désormais, ce qui reste du PS français n’en a plus guère que ceux, exclusifs, l’un de l’autre, de la recomposition ou de la décomposition, et cette clarification : s’il veut encore espérer peser quelque chose, le PS français doit être complètement rénové, et sa ligne « gauchisée ». La recomposition de la gauche française se fera sur fond de défaite électorale – mais s’est-elle jamais faite en d’autres circonstances ? Mitterrand ne recompose le PS (et la gauche) à sa main que sur les ruines de la vieille SFIO… C’est la baffe qui réanime, ou qui ressuscite, même (ou surtout ?) quand on a fait à peu près tout ce qu’on pouvait mériter se la prendre.
Le déclin du socialisme européen s’est amorcé au moment même (le début des années ’80) de ses grandes victoires électorales en France, en Espagne, au Portugal, en Grèce et en Italie. La social-démocratie ayant remporté les batailles qui lui importaient le plus, elle perdait la « guerre » qu’elle aurait dû mener dans le temps même où elle investissait les palais présidentiels et gouvernementaux. Ce qu’elle gagna en poids institutionnel, elle le perdit en hégémonie culturelle et en légitimité sociale ; elle ne tarda guère à mener la même politique que celle qu’à sa place la droite aurait menée, et fit ainsi le contraire de ce pourquoi elle avait été élue. Or ce qui fonde la légitimité d’un mouvement politique est toujours ce qui le distingue de ses concurrents et de ses adversaires ; dès lors que cette distinction ne porte plus que sur les détails et les formes contingentes de politiques aux bases communes ou les parures de décisions que n’importe qui pourrait prendre, et que cette distinction entre la gauche et la droite ne s’exprime plus que par les style et les discours tenus pour justifier des politiques fondamentalement convergentes, la légitimité politique de la gauche se dissout et se réduit à un clientélisme qu’en France les théâtres d’ombres du mitterrandisme ne purent cacher que pour un temps, comme ils celèrent les contradictions de projet, de ligne, de culture politique même, qui traversaient le parti né des décombres de la vieille SFIO. Des contradictions qui sont d’ailleurs une constante de toute l’histoire de tout le mouvement socialiste : si l’unité de la pensée et de la culture politiques avait été en quelque moment que ce soit la marque des partis socialistes et sociaux-démocrates, ça se saurait.
Nous savons (pour en être…) que
la « gauche » institutionnelle, de la social-démocratie au «
communisme », des partis politiques aux syndicats, a pris sa
part de la construction de notre monde, de la constitution de
notre société et de la définition de ses règles. Nous
conviendrons que nous ne sommes pas sortis du capitalisme, et
que l’enjeu est toujours celui que posèrent les fondateurs du
mouvement ouvrier international : le dépassement du
capitalisme. Mais nous ne nous trouvons plus dans la situation
ni dans le rôle de ces grands anciens. Si le problème est
toujours celui du capitalisme, et si nous persistons à penser
sa solution par le socialisme, nous devons aussi admettre que
la gauche telle qu’elle est fait désormais partie du problème,
non plus de la solution. C’est bien
de changer le monde dont il s’agit, pas de se
satisfaire du monde tel qu’il est au seul motif qu’il pourrait
être pire. L’existant n’est pas un projet..
La sinistra in Europa non è da rinnovare, o da ricostruire, o da ripensare, o da ricomporre, ma da inventare. Radicalmente e dacapo.
(Paolo Flores d’Arcais)
Commentaires
Enregistrer un commentaire