Au nom de l'"indépendance de la justice", s'en remettre au sort plutôt qu'au vote ?

C'est une vieille idée qui ressurgit à l'ordre du jour des votations du 28 novembre : celle de recourir au tirage au sort plutôt qu'à l'élection pour désigner les membres d'une autorité. Une initiative populaire lancée, à ses frais, par un multimillionnaire du textile, Adrian Gasser, propose, au nom de l'"indépendance de la justice", de faire désigner les juges du Tribunal fédéral par tirage au sort plutôt que les faire élire par le parlement, pour les rendre plus indépendants des partis politiques. Mais l'initiative ne s'en remet tout de même pas à l'égalitarisme du hasard : elle propose un système où pour soustraire les juges au jugement des parlementaires, elle les fait choisir, avant tirage au sort, par une commission dont les membres seraient nommés... par le gouvernement.

Une initiative qui ne tient pas la promesse de son titre

Certes, à Athênes, il y a 2500 ans, on attribuait par tirage au sort de nombreuses charges publiques. Certes, en Belgique germanophone, on a eu recours au tirage au sort pour constituer  une assemblée citoyenne consultative (le "Bürgerversammlung"), en Irlande et en Islande pour proposer des modifications de la constitution, et même en France, où la démocratie représentative tient de la Table de la Loi politique, c'est par tirage au sort qu'ont été désignés les membres d'une Convention citoyenne pour le climat. Et en Suisse, un collectif citoyen, "Generation nomination", a proposé de recourir au tirage au sort plutôt qu'à l'élection pour désigner les Conseillers nationaux (les Conseillers aux Etats resteraient élus au suffrage universel), mais c'est (à notre connaissance) la première fois que tout un peuple est appelé à se prononcer sur une proposition de substitution du sort au vote. Même si cette proposition se garde bien de laisser le sort régner souverainement, et ne va pas jusqu'au bout de sa propre logique : on ne tire pas au sort entre l'ensemble des citoyennes et les citoyens, mais entre des candidates et des candidats choisis par une commission désignée par le Conseil fédéral.

Les juges du Tribunal fédéral sont actuellement élus par le parlement fédéral -la séparation des pouvoirs n'y trouve guère son compte, puisqu'un Législatif désigne un Judiciaire, mais aucun des systèmes généralement pratiqués ne la respecte vraiment, cette séparation, que les juges du tribunal suprême soient désignée par l'Exécutif, comme aux USA, ou le Législatif, comme en Suisse... Faudrait-il alors proposer que le peuple les désigne, ces hauts juges ? Après tout, il n'est pas, lui, l'un des pouvoirs mais le Souverain d'où tous doivent tirer, directement ou non, leur légitimité... L'initiative soumise à notre vote fin novembre, ne le propose donc pas. Il est vrai que ce qu'elle critique dans le système en vigueur n'est pas la confusion des pouvoirs qu'il entretient (d'autant qu'elle confie à une commission dont les membres sont nommés par l'Exécutif...), mais la "politisation" des juges qu'il implique. L'Assemblée fédérale élit les Juges du Tribunal fédéral en fonction de critères de représentativité des genres, des langues... et des forces politiques présentes au parlement. Les juges sont donc choisis entre autres pour leur affiliation à un parti, à qui, une fois élus, ils reversent une partie de leur traitement, comme les Conseillers fédéraux (eux aussi élus par le parlement) et les ministres cantonaux (élus, eux, par le peuple).  L'initiative prétend rompre ce lien entre juges et partis, en les faisant élire, sinon à vie, du moins pour un mandat courant jusqu'à leur 70 ans. Ils n'auraient donc plus besoin d'être réélus tous les six ans, comme actuellement, et pourraient rendre des arrêts en toute indépendance. Ils ne le feraient donc pas dans le système actuel ? Ils devraient rendre compte de leurs arrêts à leurs partis ? Le Conseil fédéral le nie, et les juges fédéraux en fonction aussi : même présentés par un parti et nommés par un parlement, les juges fédéraux restent totalement libres de leurs choix, affirment en choeur les membres du gouvernement et du tribunal fédéral. Et puis, après tout, ne peut-on avoir des convictions politiques sans être membres d'un parti politique ? C'est tout de même le cas de la plupart des citoyennes et des citoyens usant de leurs droits politiques...

On ne la votera pas, l'initiative proposant la désignation des juges fédéraux par tirage au sort. On ne la votera pas, parce qu'elle ne tient pas la promesse de son titre, et n'institue un tirage au sort qu'entre des candidates et des candidats préalablement sélectionnés par une commission nommée par le gouvernement. On s'autorisera même à considérer qu'on se moque un peu du monde (c'est-à-dire du peuple, à qui on prend bien garde de ne pas confier le pouvoir d'élire les juges fédéraux), en faisant passer le bricolage qu'on propose pour une émancipation de la justice. 

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