Quand la droite saucissonne l'abolition d'un impôt
Une tranche à 200-250 millions
Depuis des années, des lustres, des décennies, même, la majorité de droite du parlement fédéral veut abolir un impôt qui ne frappe que les entreprises : le "droit de timbre" sur les émissions et les négociations d'actions. Et sachant que l'abolition pure et simple de cet impôt ne passerait pas le cap du vote populaire, même si elle passait celui du vote parlementaire, elle a malignement décidé de saucissonner cette abolition, d'abolir cet impôt tranche par tranche, et a fait voter l'abolition de la première. Coût pour les caisses fédérales : 200 à 250 millions pour la première tranche du saucisson, deux milliards et 750 millions pour le saucisson entier, au moment où la Confédération, les cantons et les villes auraient besoin de plusieurs milliards pour financer une sortie de la crise sociale provoquée par la coronapandémie. Un référendum était indispensable contre ce premier acte de l'abolition du droit de timbre, il a été lancé par la gauche, il a abouti, on votera le 13 février prochain.
Une redistribution à l'envers, du
          bas vers le haut...
        
L'abolition progressive du droit de timbre, c'est
        une redistribution, mais du bas vers le haut, au profit de ceux
        qui n'en ont pas besoin : ceux qui accumulent les gains en
        capitaux (qui ont progressé de 18 % en moins de deux ans, et ne
        sont pas en tant que tels soumis à l'impôt en Suisse. Le droit
        de timbre, ce sont en grande partie les banques, les assurances,
        les holdings qui le paient. Échappant à la TVA qui frappe tous
        les autres secteurs, ces entreprises contribuent par cet impôt
        spécifique à un effort dont on ne voit pas pourquoi elles
        seraient libérées. Car ce sont  évidemment elles qui
        bénéficieraient de son abolition.  Comment la Confédération
        procéderait-elle pour éponger cette perte immédiate d'au moins
        200 millions, et cette perte à terme de près de trois milliards
        ? Comme d'habitude, en reportant des charges sur les cantons,
        qui les reporteront sur les communes (et d'abord sur les
        villes)... qui ne pourront les reporter nulle part, sinon sur
        les contribuables, les habitants, le tissu associatif, les
        usagers des services publics (transports, crèches, institutions
        culturelles), la fonction publique. 
      
Cet enjeu, finalement, renvoie à un enjeu plus
        fondamental  : celui de la fiscalité, comme élément central d'un
        contrat social acceptable par tous. Quand le monde des
        contribuables se divise entre ceux, les ordinaires, qui ne
        peuvent échapper à l'impôt et ceux, les plus riches et les plus
        puissants, qui y échappent en se soustrayant aux contraintes
        légales, il ne faut pas s'étonner des révoltes fiscales : pour
        ceux d'"en bas", l'impôt n'est plus perçu que comme un moyen
        supplémentaire d'enrichir ceux "d'en haut", et quand les
        politiques d'austérité, ou l'obsession des équilibres
        budgétaires, se traduisent par des réductions ou des
        suppressions de prestations, le discours sur l'impôt comme
        source de financement des services publics n'apparaît plus que
        comme une escroquerie.  "La fiscalité est
          centrale dans le pacte républicain", rappelle le sociologue
          Alexis Spire. Mais cette centralité a une condition : pour que
          les citoyennes et les citoyens consentent à l'impôt, il faut
          qu'eux-mêmes en aient décidé, et qu'il soit juste. Et
          justement utilisé : l'impôt doit financer les tâches des
          collectivités publiques et réduire les inégalités,  pas finir
          dans les poches des "décideurs" politiques ou de leurs
          marionnettistes privés.  
        
Mais si l'impôt
            est un levier de redistribution des ressources des riches
            vers les pauvres, pourquoi est-il désormais davantage
            contesté par les pauvres (et les "classes moyennes") que par
            les riches, alors que l'instauration de l'impôt sur le
            revenu -qui est exemplairement un impôt redistributif- avait
            été violemment contesté par les plus riches, les professions
            libérales et les indépendants (dont les paysans) ? Même
            l'impôt indirect (la TVA), injuste et non redistributif
            n'est que peu contesté par ceux qu'il frappe pourtant le
            plus lourdement (les moins riches, précisément) alors que
            les taxes spécifiques sont dénoncées pour cette raison même,
            leur injustice, quand (comme les écotaxes, ou les taxes sur
            les carburants), on ne remet pas en cause la légitimité de
            leur assiette, mais le fait que, non proportionnelles, elles
            pèsent plus lourd sur les personnes, les ménages, les
            entreprises, qui ne peuvent se passer de consommer ce
            qu'elles taxent (l'essence ou le diesel, par exemple, pour
            les ménages des périphéries sans transports publics
            efficaces). 
          
La question de la fiscalité contient, forcément, celle de la redistribution. "L'injustice fiscale est le processus par lequel, alors que les inégalités augmentent, le système fiscal devient de moins en moins distributif" résume l'économiste Gabriel Zucman. La fiscalité, en effet, n'est pas un instrument d'extraction de ressources financières, mais un système de redistribution des ressources existantes, et d'affectation de ressources à des investissements qui concrétisent des choix politiques. En période de crise sociale, elle permet d'investir dans la lutte contre la pauvreté. En période de crise environnementale, elle devrait permettre d'investir dans la création d'une économie respectueuse de l'environnement -voire restauratrice des environnements détruits. En période de crises sociale et environnementale conjuguées, elle doit financer le renforcement des secteurs publics essentiels (l'éducation, la santé, l'énergie). Socialement, ceux qui gagnent le plus doivent contribuer le plus. Environnementale, ceux qui polluent le plus doivent contribuer le plus. Le droit de timbre que la droite veut abolir peut y contribuer -son abolition, évidemment pas.


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