распу́тица

 

L'invasion russe de l'Ukraine marque le pas. Jusqu'à quand ?

La Raspoutitsa, c'est la saison des "mauvaises routes", où, au dégel de la fin de l'hiver les terrains plats, et donc les routes, sont recouverts d'une telle couche de boue qu'on n'y peut plus circuler. Même en chars d'assaut. Ce n'est pas la seule raison pour laquelle l'armée russe ne semble plus guère avancer, sauf en Crimée, et que son offensive sur Kiev est stoppée (ses insuffisances logistiques, son impréparation à la résistance ukrainienne, sa stratégie remontant à l'offensive de l'Armée Rouge en Biélorussie en 1944 n'y sont pas pour rien...), mais l'expression paraît, un mois après le déclenchement de l'invasion de l'Ukraine, assez bien imager la situation non seulement de l'armée de Poutine, mais de Poutine lui-même, qui ne survivrait politiquement sans doute pas à une défaite militaire en Ukraine. Il fera donc tout, même le pire, pour l'éviter : même si aujourd'hui son armée semble incapable d'avancer, il peut encore, s'il y met tous les moyens, submerger militairement l'Ukraine; or ce n'est pas en Ukraine que se joue, politiquement, le sort de Poutine et de son gang, mais en Russie. Où même muselée, même interdite de media et de manifestations, l'opposition se renforce au fur et à mesure que la guerre qui devait être gagnée en quelques jours se poursuit sans gloire, mais non sans pertes pour l'armée russe. Et ce n'est pas la mise en alerte de sa force de dissuasion nucléaire qui va retourner cette part de l'opinion publique : à l'opposition à la guerre d'Ukraine elle-même s'ajoute l'opposition à la menace de la faire dégénérer en affrontement nucléaire : fin février, un million de Russes avaient signé une pétition en ligne demandant l'arrêt immédiat de l'offensive contre l'Ukraine.

Un potentat de l'ancien monde

Vladimir Poutine est "un tueur" et "un boucher" (Joe Biden), un "meurtrier de masse" (Jean Ziegler), un "criminel de guerre" (Volodimir Zelensky). D'autres qualificatifs nous viennent en tête, pour celui qui se voyait en Pierre le Grand et risque de finir comme Boris Godunov, mais, surtout, ces questions: "comment s'en débarrasser", pour le remplacer par qui, et pour changer quoi ? Poutine est un potentat de l'ancien monde. Il n'est certes pas le seul, mais il est le plus dangereux -pour ses voisins, pour ses adversaires, et pour son propre peuple. Chef de tout (et pas seulement des armées), décidant de tout, est plus archaïque que tous les dirigeants de l'URSS depuis la mort de Staline -plus archaïque encore que Lénine, qu'il rend d'ailleurs responsable de la séparation de l'Ukraine et de la Russie : la constitution léninienne de l'Union Soviétique accorde en effet aux Républiques soviétiques le droit de de séparer de l'Union. Poutine n'a pas ressuscité le système de pouvoir soviétique : à l'exception de la période stalinienne, ce système a toujours été collégial. Ce n'était pas Lénine, Khrouchtchev, Brejnev, Andropov, Tchernenko, Gorbatchev qui gouvernaient l'URSS, mais le Bureau politique du PCUS (c'est le Politburo qui avait limogé Khrouchtchev). Poutine a plutôt, en gangster, instauré en Russie le pouvoir d'un gang (ou d'une famille mafieuse) fonctionnant comme tel -mais dont quelques membres, de toute évidence, songent plus à se ranger des voitures qu'à suivre le capo jusqu'au bout. Ce n'est pas qu'ils désapprouvent l'opération ukrainienne, mais c'est qu'elle se raspoutise... Jusque-là, ils l'avaient toujours soutenu, Poutine. Car la guerre d'Ukraine n'est pas, et de loin, son premier coup de force  : après avoir dévasté la Tchétchénie et y avoir fait 200'000 morts (un cinquième de la population), il a envahi la Géorgie, annexé la Crimée, est intervenu en Syrie (au prix, là encore, de centaines de milliers de morts), a envoyé des mercenaires en Afrique, piloté des opérations de désinformation aux Etats-Unis et en Europe, étouffé toute opposition en Russie, muselé toute contestation d'une histoire réécrite. Et tout cela sans que nul ne l'arrête. Ni même ne songe à le tenter. Surtout pas l'ONU, paralysé par le droit de veto accordé à la Russie (comme aux quatre autres membres permanents du Conseil de Sécurité). Un droit de veto dont Jean Ziegler, dans "Le Matin  Dimanche" d'hier rappelle que l'ancien Secrétaire Général de l'ONU Kofi Annan voulait le supprimer, ce à quoi le Club des Cinq s'est, évidemment, refusé.

Finalement, quel est, pour l'instant, le bilan de l'offensive de Poutine en Ukraine ? Si on excepte la consolidation de l'emprise russe sur le Donbass et la Crimée (ce n'est pas rien, mais ce n'était pas le seul objectif de cette offensive, si on en croit les déclarations de Poutine lui-même) ? Il est calamiteux :  a renforcé tous ceux qu'il désignait comme les ennemis de la Russie : il a  ressuscité l'OTAN,  fait intervenir les USA en Europe (où il y aura bientôt plus de soldats américains qu'il n'y en a jamais eu depuis vingt ans),  il a soudé l'Union Européenne, qui, pour la première fois de son histoire, va financer l'achat et la livraison d'armes à un pays en guerre, il a poussé l'Allemagne à refinancer sa propre armée.  Et il fait aujourd'hui un peu partout en Europe occidentale et centrale se poser la question : jusqu'où est-on prêt à aller pour arrêter Vladimir le Petit (Vladimir le Grand était le Grand Prince de Kiev autour de l'an 1000...). ? Jusqu'à la guerre ouverte s'il s'attaquait à un membre de l'OTAN (la Roumanie, la Pologne, les Etats baltes), auquel les autres membres seraient tenus alors de porter secours en vertu de l'article 5 de la Charte de l'alliance ? Et s'il s'attaque à la Moldavie ou la Géorgie, non membres de l'OTAN, on fait quoi ? Les Européens dont les grands-parents ou les arrière-grands-parents ne voulaient pas mourir pour Dantzig accepteront-ils de mourir pour Chisinau ?

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