Au tréfonds à gauche

Au tréfonds à gauche

A considérer les résultats du premier tour de la présidentielle, la gauche française n'a jamais été aussi faible : ses six candidats totalisent moins de 32 % des suffrages. Pris dans le "casse noix" Macron-Mélenchon, les candidats des Verts, du PS et du PC dépassent à peine, ensemble 8,5 % des suffrages et la candidate socialiste dépasse à peine l'addition des deux candidats trotskystes. Cette déroute de la gauche, que ne compense pas le succès de sa seule composante (la France Insoumise) qui à défaut de pouvoir crier victoire n'ait pas à pleurer une défaite, était annoncée, et ses causes remontent loin, à quarante ans: à la perte  de son assise de classe dès le "tournant de la rigueur" lors du premier mandat de Mitterrand. La gauche française a pu encore gagner des élections, souvent en profitant des erreurs de la "droite la plus bête du monde" (prétention par ailleurs injustifiée), mais n'est plus apparue comme une véritable force de changement social. Quand elle gagnait ou ne perdait pas, c'est qu'on n'avait voté pour elle que parce que la droite était pire. Un peu comme dans dix jours on votera Macron parce qu'en face il y a Le Pen. 

Et si ce n'était pas le PS français qu'il fallait sauver d'un désastre électoral, mais le projet socialiste lui-même, de sa propre dilution ?

C'est quoi "la gauche" ? Rien d'autre qu'une position dans un paysage politique. Et les élections, rien d'autre qu'un indicateur de la force de courants, d'alliances, de partis politiques. Ce n'est ni une pensée, une culture politique, ni une idéologie : les écologistes ont une autre histoire que les socialistes et les communistes, issus du mouvement ouvrier, qui ont une autre histoire que les radicaux, qui sont les héritiers des révolutions bourgeoises. Cela posé puisqu'il y a depuis bientôt 250 ans une gauche et une droite (et entre les deux un "centre", un "marais"), usons de ces concepts, ne serait-ce que par facilité, et parlons de la gauche française. Après une succession de lourdes défaites depuis 2012 (élection de François Hollande) la conduisant à son étiage électoral le plus bas depuis 1945, la gauche française semblait reprendre quelques couleurs, et retrouver un début de commencement d'envie d'unité. Le mouvement social contre la réforme des retraites (plus que celui des "gilets jaunes") et les bons résultats des Municipales avaient redonné un peu de poil à la bête : le Parti socialiste, le Parti communiste, les Insoumis, les Verts et Générations discutaient, négociaient, concluaient des alliances, espéraient pouvoir perturber le match annoncé Macron-Le Pen en 2022, et même se glisser au deuxième tour avec une candidature unique.  Vu de Genève, on dira que se livrer à cette "recherche de l'union perdue" (c'est un titre du "Monde"), c'était la moindre des choses -vu de France, ça aurait même ressemblé à une renaissance. Des coalitions électorales étaient évoquées, des alliances passées pour les municipales ont été généralement victorieuses dans les plus grandes villes (Paris, Marseille, Lyon, Bordeaux, Strasbourg...), les socialistes souhaitent "parvenir à construire un bloc social et écologique" pour les présidentielles et acceptaient la perte de leur ancienne hégémonie,  le député François Ruffin (France Insoumise) appelait à une alliance "rouge et verte" et souhaite une candidature unique de la gauche et des écologistes, les mélanchonistes prônant une "fédération populaire" au contours flous... Résultat final : Jean-Luc Mélanchon rate pour la deuxième fois le deuxième tour de la présidentielle, et laisse Le Pen affronter Macron, pour les quelques centaines de milliers de suffrages qui se sont portés sur des candidatures inutiles faute de se porter sur lui (qui, il est vrai, n'avait pas fait grand chose pour les en convaincre). La droite française  a une sérieuse concurrence de gauche à affronter pour le qualificatif de "la plus bête du monde".

On parle ici d'élections, sachant qu'elles ne sont qu'une des formes, un des moyens, du combat politique. Or un processus électoral ou référendaire, si large que soit le corps électoral convoqué, exclut toujours du prononcement politique une partie considérable de la population. Hier, seuls les hommes mariés, propriétaires, indigènes, voire de la religion du lieu, pouvaient voter et élire. Aujourd’hui, les femmes ont conquis ce droit, l’âge du vote a été abaissé, en quelques rares espaces politiques les « étrangers » ont obtenu une partie des droits politiques institutionnels, mais le processus électif reste un processus fondamentalement élitaire, voire aristocratique, et épisodique, même là où on vote tous les trois mois, comme en Suisse. La démocratie est un état permanent, l’élection et le vote ne sont que des moments. L’élection, en outre, est une délégation d’un pouvoir qui ne devrait pas être délégué : celui du peuple, que les élus sont supposés représenter –alors que le peuple ne se « représente » qu’en étant dépossédé du pouvoir que la démocratie, ne serait-ce qu’étymologiquement, proclame lui accorder. Pour pouvoir être élu, il faut convaincre un électorat suffisant. On y arrive certainement plus facilement par la flatterie que par le reproche, par la promesse du meilleur que par celle du pire, en suivant le courant du « sentiment populaire » qu’en le remontant. L’élection devient ainsi non le moment d’un choix mais celui de la cristallisation d’un sondage d’opinion, non l’occasion de proposer une ligne politique mais celle de donner raison à des préjugés.

Enfin, invoquer l'unité ou le rassemblement avant les élections ne suffit évidemment pas à les sceller, et il faut leur donner un cadre, un socle, la nourrir de propositions communes (plus ces propositions seraient claires, moins il serait possible de s'élargir vers le centre), et il y avait en France encore bien du chemin à faire à la fois sur le contenu, la forme et les structures. Sur le contenu, quand Clémentine Autain appelait à "dégager une cohérence commune contre le productivisme, l'austérité budgétaire et le néo-libéralisme", on se dit que le PS aurait eu de la peine à convaincre de sa sincérité s'il avait dû répondre à cet appel, alors même qu'il aurait été indispensable qu'il y réponde  puisque si mal portant qu'il soit nationalement, il reste le parti de gauche le plus présent régionalement et municipalement : aux Municipales, il était le seul à être présent comme tel dans tous les départements, dans toutes les grandes villes et presque toutes les communes de plus de 30'000 habitants, et restait la deuxième force électorale locale. Mais si le politologue Rémi Lefebvre pouvait évoquer sa "résilience territoriale", il se gardait bien d'annoncer sa "résilience nationale".

La gauche française n’a pas été vaincue par ses adversaires, elle s’est elle-même liquidée en tant que force de changement radical. Et même, pour le parti socialiste, de changement tout court. Le PS français  n'a quasiment plus de militants (entre 1980 et 2020, le PS français a perdu 80 % de ses 250'000 membres) et n'était plus, avant même sa déculottée de dimanche dernier, qu'un parti de cadres, partis de cadres, une machine à élire, à placer, à former des « professionnels de la politique » dépossédant progressivement les citoyens eux-mêmes, et finalement sa propre base, de tout pouvoir réel. Ce n'est d'ailleurs pas le cas du seul PS : à l'exception de la "France Insoumise" et du Rassemblement National, du rôle d’instruments fondamentaux du débat politique, les partis politiques français sont insensiblement passés à celui d’école du pouvoir politique. Ils sont aujourd’hui, pleinement, des appareils idéologiques d’Etat.

Le patron de ce qui reste du PS, Olivier Faure, qui avait en prenant fonction annoncé un "bouleversement" de l'organisation du parti, et avait été élu en invitant les socialistes à prendre "le chemin de la renaissance", avait appelé à l'unité de la gauche  : "les socialistes, les écologistes, les progressistes, les humanistes, doivent faire bloc" face à l'extrême-droite mais aussi au pouvoir de Macron, de son gouvernement et de son parti : "montrer qu'ensemble nous sommes à la fois un rempart à l'extrême-droite et une alternative au pouvoir libéral et France et en Europe". Parce que la gauche, "depuis un siècle (c'est) un débat permanent entre des options différentes, mais à la fin, c'est un combat commun". "A la fin", est-ce encore à temps ? La gauche française est à la fois en décomposition et en recomposition, et dans cette situation, estimait le Premier secrétaire du PS, "le risque n'est pas celui de la disparition du PS, mais de voir la gauche et les écologistes marginalisés et réduits à jouer les seconds rôle". Comme si tel n'était pas déjà le cas... Se rassurera-t-on avec le bon résultat, dimanche, de Mélenchon ? On ne le fera qu'avec prudence : le populisme de gauche dont, à sa manière, Mélenchon participe, ne parle plus des travailleurs, des salariés, de classes sociales, mais du "peuple" -comme les populistes russes du XIXe siècle. Et plutôt que s'attacher prioritairement à construire une alternative de gauche à Macron, Mélenchon et la "France Insoumise" ont mené, et gagné, une guéguerre pour l'hégémonie sur la gauche. Et en faisant des élections qui ont précédé la présidentielle un référendum contre Macron, les Insoumis ont renforcé la posture de Macron, se posant comme seul rempart face au Rassemblement National de Le Pen.

Que faire alors, s'il reste quelque chose à en faire, avec le PS français ? La social-démocratie, dans toute l'Europe, a effectivement réduit les inégalités sociales, mais elle a surtout réduit celles qui existaient entre travailleurs de secteurs, de statuts, de sexes différents -non, fondamentalement, celles entre travailleurs et capitalistes ou entre possédants et non-possédants. Cependant, contribuant à diffuser la petite propriété et à élever le tarif salarial, la social-démocratie a largement contribué à transformer les prolétaires indigènes en petit-bourgeois, et à organiser la survie matérielle (puis, plus que cela, l’intégration sociale) des classes dangereuses dans un capitalisme socialisé par l’Etat.

 La social-démocratie s’arc-boute sur sa volonté de socialiser le capitalisme pour en raboter les aspérités les plus blessantes, ou à défaut les dissimuler sous le vernis de l’Etat social et ce qu’il reste du mouvement communiste bascule dans une nostalgie rigoureusement réactionnaire, mâtinée de corporatisme. Qu’y a-t-il de socialiste dans tout cela ? Rien. De s’être obsédée par le rapport des forces au sein de l’Etat et de ses institutions (et pas seulement de ses institutions politiques –gouvernementales, législatives, délibératives- mais aussi sociales, économiques et culturelles), la social-démocratie a fini par rompre avec sa propre base sociale, la classe ouvrière. Le mouvement ouvrier s’était constitué en contre-société, avec ses propres institutions, des crèches aux hospices pour vieillards en passant par les assurances sociales, les écoles, les universités, les clubs sportifs, les organisations féminines, les mouvements de jeunes, les lieux et acteurs culturels, mais il est devenu une part de la société qu’il voulait changer, et de l’Etat organisant cette société. Il s'est étatisé. Ce faisant, il a lui-même contribué à la dévaluation de sa propre culture politique.

Contemplons ce qui constitue aujourd’hui (et depuis au moins deux décennies) la base sociale des partis socialistes et sociaux-démocrates (mais aussi de la gauche de la gauche), et désignons-la par son nom : la petite bourgeoisie. Une base sociale de rentiers et de fonctionnaires, de cadres moyens et d’universitaires, d’hommes et de femmes aux niveaux de formation, de revenu, de fortune et de salaire supérieurs à la moyenne nationale. Les jeunes, les salariés du secteur privé sont sous-représentés. Les personnes en situation précaires absentes. Les exclus, exclus. Qu’attendre d’une telle base ? Qu’elle redéfinisse le contrat social ? Mais le contrat social actuel est le sien, et sa redéfinition dans un sens socialiste, répondant aux attentes du mouvement social de contestation de l’ordre des choses et aux besoins des couches et de la classe dominées de la société, ne pourrait se faire qu’au détriment des intérêts, des situations, des acquis de cette petite bourgeoise, progressiste in pectore et conservatrice (quand elle n’est pas réactionnaire) in facto, trop soucieuse de paraître ce qu’elle voudrait être et qu’elle n’est pas pour risquer de perdre même la possibilité de le devenir : la classe dominante.

Et si ce n'était pas le PS français qu'il fallait sauver d'un désastre électoral, mais le projet socialiste lui-même, de sa propre dilution ?


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