La Suisse, sa neutralité et la guerre d'Ukraine : Pragmatique hypocrisie
Le 25 février, le Conseil fédéral décidait de s'aligner, "en toute indépendance", sur l'Union Européenne et les Etats-Unis, et les sanctions imposées à la Russie de Poutine. Fut-ce violer la neutralité ? La neutralité imposée à la Suisse en 1815, confirmée par les Conventions de La Haye de 1907, est "protectrice" de la Suisse, nous dit le Conseil fédéral. Elle est donc dans son intérêt -mais pas seulement le sien : celui des puissances qui la lui ont imposée aussi (et d'entre ces puissances, en 1815, il y avait la Russie...). Et quand à Davos, le Président de la Confédération, par ailleurs ministre des Affaires étrangères, évoquait le concept assez flou de "neutralité coopérative", on pourra trouver qu'il est de l'intérêt de tout le monde que la Suisse soit neutre. Parce que la neutralité de la Suisse n'est pas une neutralité politique, encore moins une neutralité économique, et absolument pas une neutralité humanitaire, mais seulement une neutralité armée. Qui n'exclut aucun choix politique ni aucun engagement humanitaire -de tels engagements étant même une légitimation de la neutralité armée. Ni même les connivences économiques. Enfin, la neutralité de la Suisse est celle de la Confédération, et des cantons puisqu'ils n'ont constitutionnellement pas le droit d'avoir une politique étrangère propre, mais ne s'impose nullement aux citoyens, ni aux communes, ni aux entreprises. Bref : la neutralité de la Suisse n'est pas la neutralité des Suisses... De là en en conclure qu'elle tient d'une fort pragmatique hypocrisie, il n'y a qu'un pas...
Il
n'y a parfois pas loin de la coopération à la
collaboration...
La Suisse, Genève en particulier, sont un maillon essentiel de la chaîne du commerce russe d'exportation des matières premières, en particulier gaziers et pétroliers, dont les revenus assurent plus du tiers du budget russe et l'une des pièces maîtresses du dispositif financier russe a son siège à Zurich : Gazprombank, récemment recapitalisée, et à qui la Suisse n'applique pas les sanctions décidées par les USA et la Grande-Bretagne. Rosneft, élément essentiel du système économique poutinien (qui tient à la fois du capitalisme d'Etat et du capitalisme mafieux) a installé ses filiales à Genève en 2011 pour vendre du pétrole brut : ses revenus ont atteint 121 milliards de dollars US en 2021. Et c'est elle qui alimente l'armée russe depuis l'annexion de la Crimée en 2014. La Suisse s'était alors engagée à ce que sa place financière ne soit pas utilisée par la Russie pour contourner les sanctions européennes -mais cette même année, les dépôts russes dans les banques suisses triplaient... et en 2020, atteignaient le double de ceux de 2013...
La Suisse joue donc depuis longtemps un rôle de
plaque tournante, dans le dispositif russe, comme
naguère dans ceux mis en place par l'Afrique du Sud ou
l'Iran pour contourner des sanctions internationales. La
Russie produit en gros 10 % des hydrocarbures dans le monde,
et en tire 200 milliards de dollars (ou d'euros, ou de
francs suisses) chaque année. Or 80 % de la production
russe d'hydrocarbures, jusqu'à 60 % de celle de pétrole,
est négociée en Suisse : cela a représenté 40 milliards de
dollars de transactions pétrolières dans les seuls six
premiers mois de 2021, pour les seules sociétés de trading
enregistrées en Suisse et en particulier à Genève, comme
Litasco (300 collaborateurs à Genève), Gunvor, TotalEnergies
ou Vitol, mais aussi de très nombreuses sociétés bien plus
discrètes. Les négociants suisses ou russes installés en
Suisse occupent les premières places dans le classement des
acheteurs de pétrole russe, et ont tiré les profits de 80,5
millions de barils de pétrole entre février et mars de cette
année. La seule société Litasco, filiale de Lukoil (le
premier producteur privé russe de pétrole) a levé depuis
Genève 24,6 millions de barils et février et mars. Suivent
les sociétés Vitol, Trafigura, Rosneft et Paramount, toutes
avec de 11,7 et 17,2 millions de barils en février et mars
2022. L'invasion russe de l'Ukraine a commencé en février,
mais elle suit des années de conflit "à basse intensité" en
Crimée et au Donbass. Le négoce des matières premières
russes depuis la Suisse, particulièrement depuis Genève,
finançait déjà ce conflit, il finance désormais aussi la
guerre ouverte contre l'Ukraine. Et cela vaut pour le négoce
des denrées agricoles comme pour celui des hydrocarbures.
Lorsque
le 25 février, le Conseil fédéral décidait de s'aligner,
"en toute indépendance", sur l'Union Européenne et les
Etats-Unis, et les sanctions qu'elles imposaient à la
Russie de Poutine, il n'a pas violé la neutralité de la
Suisse. Il l'aurait violé s'il avait accepté que la Suisse
livre des armes à l'Ukraine ou accepté qu'un autre Etat
lui livre des armes ou des munitions que la Suisse lui
aurait vendu (la Suisse a refusé à l'Allemagne le droit de
le faire). La Suisse ne viole pas sa neutralité quand elle
condamne une violation majeure du droit international
public, l'invasion du territoire d'un Etat souverain par
l'armée d'un autre Etat souverain, à deux où trois heures
d'avion (ou un jour de train) de Genève ou Zurich. Le
problème, c'est qu'elle ne considère pas non plus qu'elle
la viole quand elle accueille sur son sol des entreprises
filiales d'entreprises russes, qui financent l'effort
militaire de la Russie -et donc l'invasion de l'Ukraine,
que par ailleurs la Suisse condamne. Janus devait être
helvète...
Genève est le siège de la Croix-Rouge. Et du commerce du pétrole russe. Et de celui du gaz russe. Et du financement de la guerre menée par la Russie en Ukraine. Et des opérations humanitaires du CICR. On est là dans un exemple particulièrement pervers d'économie circulaire : on finance depuis Genève une guerre dont on tente depuis Genève de réduire les conséquences sur les populations civiles, les combattants et les prisonniers. ça doit être ça, la "neutralité coopérative" vantée par le président de la Confédération. Mais il n'y a parfois pas loin de la coopération à la collaboration...
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