"Mal nécessaire" ou "bienfait" ? "instrument d'émancipation" ou d'"oppression" ? Les deux faces du numérique

"Tant que l'idée prévaudra selon laquelle le numérique est un mal nécessaire plutôt qu'un bienfait, on va stagner", considère le Conseiller d'Etat Thierry Apothéloz*. Et sa colistière sur la liste socialiste pour l'élection du printemps prochain, Carole-Anne Kast ajoute que "le numérique est une formidable opportunité pour démocratiser l'accès aux prestations et accroître l'efficience du service public. Mais comme tout outil, il peut être un instrument d'émancipation ou d'oppression selon le but qu'il sert"*. Alors, le numérique, "mal nécessaire" ou "bienfait" ? "instrument d'émancipation" ou d'"oppression" ? Ni l'un, ni l'autre. D'abord parce qu'il n'y a pas de "mal nécessaire", que le mal n'est jamais "nécessaire". Ensuite, parce que pour savoir si une évolution (ou une révolution) technologique est  émancipatrice ou oppressive,  il faut la juger et la jauger à ses conséquences. Et qu'il y a aucune raison de traiter, méthodologiquement, le numérique différemment du métier à tisser mécanique. Entre les mains de Big Brother, le numérique est un instrument d'oppression, de surveillance permanente. Entre celles des insurgés du "Printemps arabe" ou des opposants russes à Poutine, d'émancipation. Entre celles de hackers, de sabotage. Entre les mains de n'importe qui, de harcèlement de n'importe qui. Entre les mains des patrons, de surexploitation du personnel. Entre les mains de militants, de mobilisation. Un instrument est ce qu'on en fait. Et de tout instrument, on doit pouvoir se passer. S'émanciper.

*https://www.ps-geneve.ch/causes-communes/#Causes_Communes_59_8211_Pour_un_numerique_de_gauche


Des lieux sans fumée, des rues sans voiture, du temps sans algorithmes

La démocratie s'est pendant des siècles confrontée à des obstacles qu'elle a, les uns après les autres, surmontés : l'analphabétisme d'une grande partie des masses populaires, le contrôle familial et social des prononcements politiques individuels, les restrictions de l'usage des droits politiques, la privation des pauvres et des femmes de ces droits . La démocratie doit maintenant "digérer" les technologies de communication numériques, leur rapidité, leur extension. Elle ne peut plus fonctionner par des procédures qui datent, fondamentalement, du temps des premiers chemins de fer, quand ce n'est pas de celui des diligences, et imposent à n'importe quelle décision des délais de débat et des temps de mise en oeuvre qui se comptent en jours, en semaines, en mois, souvent même en années, quand une seconde d'usage des réseaux numérisés suffit à frapper d’obsolescence toute proposition politique...

Ce que le développement, d'une vitesse et d'une ampleur faisant tsunami, de la communication numérique, change dans les rapports sociaux, change aussi les rapports, les contextes, les méthodes politiques. Le philosophe néerlandais Jeroen van den Hoven rappelle que "toute une génération mondiale est en train de grandir en ligne", dans un monde médiatique qui "encourage la propagation de la radicalité, du terrorisme, des "fake news", de la misogynie, des discours de haine, du racisme, du harcèlement, de l'usurpation d'identité, de l'intimidation en ligne, de la pornographie infantile et des abus sexuels sur enfants, etc...". Certes, aucune de ces pratiques ne naît avec l'internet, et on a trace de chacune d'entre elle au plus loin de l'histoire connue de l'espèce humaine, mais l'internet les concentre toutes, leur donne une audience maximale dans un temps minimal, exclut toute riposte, toute contre-offensive efficace, et permet à qui se livre à l'une ou l'autre, ou plusieurs, ou toutes ensemble, de ces pratiques en s'y livrant anonymement, de se persuader n'en subir personnellement aucune conséquence.

Nous revendiquons, pour chacune et chacun, le droit à la déconnexion, dans le temps même où nous continuons à revendiquer le droit à un accès "physique" à la délivrance des prestations publiques, par du personnel et pas des algorithmes. Car si le numérique peut faciliter les choses aux uns, il les rend inaccessibles aux autres. Il convient de l'ajouter aux modes traditionnels de rapports entre les "administrés" et l'"administration", pas de s'y substituer. Et en s'y ajoutant, d'en faire le moyen du développement de prestations nouvelles et d'élargissement de prestations existantes.

Nous revendiquons un droit à la déconnexion en particulier (mais pas seulement) dans les relations de travail, ou le télétravail, qui s'est imposé à l'insu de notre plein gré pendant la pandémie, et qui est vecteur de sollicitations continuelles, incessantes, de l'employeur à destination de l'employé, d'intrusion dans la vie privée, d'invasion de l'espace privé, de confusion de la vie professionnelle et de la vie privée... et de surveillance par l'employeur de l'usage des ordinateurs ou des téléphones privés, utilisés à des fins professionnelles, alors que l'employeur est tenu de fournir à l'employé toute l'instrumentation nécessaire à l'accomplissement de sa fonction, et de payer les coûts de leur utilisation : qui paie la consommation d'électricité, la connexion internet, l'imprimante, l'encore ou le toner, le papier, consommés par l'employé qui travaille chez lui, avec son propre matériel ?  On nous explique que le télétravail est moins gourmand en ressources, et moins producteur de CO2, que le travail présentiel, et que le numérique est une chance pour le climat... foutaise : comment, avec quoi et où produit-on les millions de smartphones, de tablettes, d'ordinateurs en usage dans une seule ville de taille modeste comme Genève ? Et quel est le bilan carbone du cablâge ? Et celui de l'extraction des métaux rares nécessaires à la production de toute l'instrumentation nécessaire à la numérisation de l'économie et des rapports sociaux ? Et celui du recyclage de tout le matériel obsolète ? Et de son renouvellement, puisque son obsolescence est programmée ?

Le numérique est enfin l'espace virtuel d'une fracture sociale réelle : un million et demi de personnes sont, en Suisse, "illectrées", maîtrisent mal, ou pas du tout l'internet, alors qu'il est devenu très difficilement contournable dans la concrétisation de droits sociaux aussi élémentaires que la recherche d'un emploi ou la sollicitation d'une prestation sociale. Des droits théoriquement garantis, comme celui d'indemnités chômage, deviennent inaccessibles aux personnes marginalisées par leur "illectronisme", même lorsqu'elles possèdent (ce qui n'est d'ailleurs pas le cas de tout le monde) un smartphone ou un ordinateur -car il y a un monde entre l'usage courant de l'informatique et de l'internet, et l'usage imposé par le digital. Un usage d'ailleurs coûteux, puisqu'il nécessite un appareillage et une connexion. Et puis, ne sommes-nous pas nous aussi, à quelques exceptions près, des handicapés numériques ? savons-nous écrire un programme, un algorithme ?  Nos premiers ordinateurs, à nous qui ne sommes pas tombés en naissant dans la marmite informatique, qui y avons eu accès dans les années quatre-vingt du siècle défunt, tournaient sur DOS -et nous pouvions alors écrire nous-mêmes quelques programmes simples. En sommes-nous encore capables ? Sans doute pas.

L'enjeu est double : faire des outils numériques des outils de la démocratie et de l'accès aux services publics, sans en faire des passages obligés, des instruments exclusifs. En faire des outils parmi d'autres. User du numérique, tout en permettant de s'en passer. En user sans s'y assujettir. Il s'impose donc de reconnaître et de garantir un droit nouveau : le droit à la déconnexion. Après tout, les collectivités publiques ont bien reconnu le droit à des lieux sans fumée et des rues sans voiture, pourquoi ne reconnaîtraient-elles pas le droit à du temps libre d'algorithmes ?

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