Le piège de la dérégulation du "marché" de l'électricité

Marché libre, communes captives

Le 1er janvier 2008 entrait en vigueur une loi fédérale sur l'approvisionnement en électricité, la LApET, ouvrant cet approvisionnement au "marché libre". Un "marché" où le prix de l'électricité est déterminé en fonction des fluctuations de l'offre et de la demande, elles-mêmes déterminées à la fois par celles des besoins, du contexte climatique, du contexte géopolitique et du prix des autres énergies et des matières premières. Dans le discours officiel et celui des partisans de cette dérégulation, il ne s'agissait "que" d'offrir  aux plus gros consommateurs, entreprises et collectivités publiques dont la consommation dépasse 100'000kw/h/an, un choix entre une offre régulée, au prix stable, et une offre mercantile, au prix variable. Sauf qu'une fois fait le choix de l'offre mercantile, du "marché libre", ce choix est irrémédiable et que cette "liberté" est une liberté dont on ne peut sortir : c'est la loi qui l'impose. Or les prix ont tellement augmenté que les collectivités publiques et les grandes entreprises qui, comme la Ville de Genève, ont fait le choix malencontreux du "marché libre" se retrouvent face à des dépenses contraintes qui explosent. Le risque est désormais que les collectivités publiques concernées réduisent leurs prestations à la population pour pouvoir payer leurs factures d'électricité, et que les entreprises concernées reportent l'augmentation de leurs coûts d'énergie sur leurs clients, ou sur les consommateurs. On en est au point que même une partie du patronat s'inquiète : l'Union suisse des arts et métiers (USAM) demandent que les victimes du marché libre puissent en revenir au marché régulé -ce que, donc, la loi exclut. Il faut donc changer la loi. A Berne et à Genève, c'est ce que proposent les socialistes.

Le "marché libre" n'est pas un principe, c'est un oxymore.

La décision, prise en 2009 par la Ville de Genève, de s'approvisionner sur le marché libre, qui portait sur les trois quarts de sa consommation (le quart résiduel de sa consommation provenant du marché régulé), soit 290 installations, a déjà fait l'objet d'un crédit budgétaire supplémentaire de 5,18 millions de francs pour couvrir le surcoût du prix de l'électricité en 2022. Et les prévisions pour 2023 ne sont pas plus réjouissantes.

La Ville de Genève n'est pas seule à faire les frais d'une décision prise sans débat ni réflexion, et même, souvent, sans information suffisante. En fait, la décision de passer au marché libre a souvent, comme à Onex, Vernier, Lancy, Bernex, sans prise de conscience qu'elle était irréversible, sauf changement de loi. Pire : dans plusieurs communes (à Vernier, Onex, Lancy et Bernex, notamment), la décision semble avoir été prise par un.e seul.e membre de l'exécutif communal, sans que ses collègues y aient été associés, contrairement à ce que la loi impose (seul son collège exécutif peut engager une commune), et contrairement à ce qui s'est fait en  Ville de Genève, ou le Conseil administratif s'est prononcé pour ce funeste passage au "marché libre". Ce qui ne le rend d'ailleurs pas moins funeste. Il faut dire que, si on en croit plusieurs témoignages de magistrats et anciens magistrats municipaux, les Services Industriels (SIG) auraient été particulièrement actifs pour convaincre les communes de signer des contrats d'entrée sur ledit "marché libre" : à Onex, la Maire, Carole-Anne Kast, qui révèle que la ville a touché pour cela une prime des SIG de plusieurs dizaines de milliers de francs... or les SIG sont une entreprise publique dont les communes sont actionnaires... on ne peut dès lors que considérer, comme Carole-Anne Kast, "aberrant" qu'une entreprise publique aille "démarcher ses actionnaires pour les pousser dans un marché concurrentiel". Aberrant, mais apparemment efficace. Et aujourd'hui coûteux.

Une collectivité publique doit pouvoir garantir l'offre de ses prestations de base à la population et aux entreprises, indépendamment des "fluctuations du marché" et de ses prix. Cette tâche est rendue impossible aux communes qui ont choisi le "marché libre", parce que la loi les rend captives d'une décision prise souvent dans des conditions contestables, et en tout cas dans l'illusion que les prix sur ce marché resteront durablement plus bas que dans le marché régulé -or  ces prix fluctuent en raison de contextes internationaux sur lesquels ces communes n'ont aucune prise -telles une pandémie, ou une guerre. Les Service Industriels de Genève eux-mêmes s'opposent désormais à la "libéralisation des énergies", considèrent "que le marché ne fonctionne pas pour les produits vitaux tels que l'eau et les énergies" -mais ajoutent, tristement, que "l'impossibilité d'un retour (des collectivités publiques) au tarif régulé est une disposition de la loi fédérale contre laquelle les SIG ne peuvent rien faire". Bref, il faut changer la loi. C'est ce que le Conseiller national Christian Dandrès demande, dans une motion, au Conseil fédéral, et que le groupe socialiste, dans une motion du 4 octobre, au Conseil municipal de la Ville de Genève demande au Conseil administratif de le demander au Conseil fédéral : modifier la réglementation fédérale et de permettre le retour au marché régulé pour les collectivités publiques qui auraient décidé, par le passé, de s'approvisionner sur le marché libre, contacter, en vue de les fédérer, les autres collectivités et services publics pour soutenir cette demande, et enfin s'associer aux acteurs de l'économie (comme l'USAM) qui font la même demande.

Au fond, il ne s'agit que de reconnaître que le "marché libre" n'est pas un principe, mais un oxymore.

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