La politique culturelle d'une ville et son budget

Le champ et la friche

A la fin de la semaine prochaine (ou au début de la semaine suivante), le Conseil municipal de la Ville de Genève adoptera sans doute le budget municipal pour 2023. Sur ce budget, la politique culturelle pèse d'un poids considérable, autour du quart des dépenses. Et cette politique culturelle municipale, par les moyens que la commune lui accorde, par les institutions qu'elle finance, par les acteurs qu'elle soutient, détermine la politique culturelle de toute la région. : la politique culturelle genevoise n'est pas contenue à la Ville et au canton : la "Grande Genève" est aussi un fait et un champ culturel. Le débat budgétaire sera donc aussi, collatéralement, un débat de politique culturelle -comme il sera aussi un débat de politique sociale, sur laquelle on reviendra, le même principe, celui du maillon faible, valant pour ces deux champs d'action politique : ce qui convient aux plus faibles, aux plus pauvres, aux plus fragiles, convient à tous. Qui sont les plus faibles, les plus pauvres, les plus fragiles dans le champ culturel ? Qui en sont la friche, le terrain vague ? Les artistes, les créateurs indépendants, les acteurs de la culture émergente. Leurs conditions de vie, notamment celles des musiciens et plasticiens, sont souvent indignes d'une des villes les plus riches du monde, et la crise covidienne, en les révélant, ne les a évidemment pas améliorées. Si faussé et parfois caricatural qu'il ait pu être, si piégé par l'arrogance des porteurs du projet, le débat genevois autour de la Cité de la Musique a mis en lumière les forte inégalités de rémunération et de prévoyance sociale, notamment entre musiciens indépendants et salariés. Quant aux collectifs, associations, regroupements d'artistes et de créateurs indépendants, ils ont à vivre avec une précarité financière dont les appels à l'austérité (ou même à l'équilibre) budgétaire ne laissent pas présager autre chose que l'aggravation. La tentation dès lors est forte de proposer le renforcement du soutien aux acteurs culturels les plus faibles en le faisant payer aux institutions les plus fortes, les plus riches, les plus installées. Solution de facilité, jeu à somme nulle, bricolage comptable sans projet politique.

Dans le champ culturel, le fétichisme, qu'il porte sur un totem ou un tabou, ne produit rien

L'opposition entre "les gros" et "les petits", les institutions et les autres, le patrimonial et l'expérimental, c'est le degré zéro d'un débat de politique culturelle. Or ce débat est essentiel. Il est aussi séculaire. Il est enfin indépendant de la couleur politique de celles et ceux qui le mènent. Il n'oppose pas la gauche et la droite, il les traverse l'une et l'autre, parce qu'il oppose celles et ceux qui comprennent le champ culturel comme un réseau d'acteurs objectivement solidaires même quand ils se conçoivent subjectivement comme étrangers,  et celles et ceux qui réduisent le champ culturel à une addition de bénéficiaires de soutiens publics, qui ne peuvent recevoir un soutien accru que si le soutien apporté à d'autres est réduit.

Nous devons avoir trois objectifs de politique culturelle :

-  renforcer les moyens que lui accordent les collectivités publiques, sans que le renforcement des moyens accordés par l'une (le canton, par exemple) implique la réduction des moyens accordés par l'autre (la Ville, par exemple...), mais en réduisant l'écart entre les efforts des uns et des autres, mesurés par leurs budgets culturels -et, dans ces budgets, par les subventions. On ne réduit pas les moyens des uns pour renforcer ceux des autres, on maintient les premiers et on renforce les seconds pour réduire l'écart entre eux, entre ceux accordés aux grandes institutions (le GTG, l'OSR, les Musées, la Nouvelle Comédie) et ceux accordés aux acteurs de la création émergente, de la création d'expérimentation, des cultures de l'immigration, des artistes indépendants.

- partager la gouvernance et le financement des grandes institutions entre la Ville, les autres communes et le canton; une motion adonc été déposée pour que le montant des subventions accordées par la Ville de Genève aux institutions culturelles d'importance cantonales soit plafonné au montant total que leur accordent les collectivités publiques genevoises (canton et communes), sans que cela se traduise par une réduction du budget culturel de la Ville, mais par un rééquilibrage des subventions au profit des acteurs culturels indépendants, des structures nouvelles et des formes culturelles expérimentales. Et tant mieux si les sources de ces subventions s'additionnent : dans le champ culturel, et de son financement, le concept même de "doublon" appliqué à une pluralité de sources de financement est à la fois absurde et nocif. Absurde, puisque des acteurs culturels (des compagnies de théâtre, par exemple) au bénéfices de conventions tripartites bénéficient par définition de financements conjoints. Et nocif, puisqu'en réduisant les sources de financement des acteurs culturels, voire d'un domaine culturel entier à une seule (le livre et l'édition au canton, l'opéra à la Ville, par exemple), à une seule, on accroît leur dépendance à l'égard de qui les finance.

- renforcer le soutien public aux formes, aux contenus, aux champs culturels qui n'ont pas encore un public suffisant pour pouvoir obtenir un soutien privé. Parce que c'est de l'expérimental présent que naît le patrimoine futur. L'Orfeo de Monteverdi, au XVIIe siècle, c'est de l'expérimental, comme le Be Bop au mitan du XXe siècle.

Chacun de ces objectifs implique d'être pris pour lui-même, et les atteindre suppose des décisions politiques spécifiques à chacun d'entre eux. Mais il s'agit bien de décisions politiques, pas de bricolages budgétaires, de rabotage des subventions accordées aux uns pour renforcer celles accordées aux autres. Les grandes institutions ont des problèmes de gouvernance ? Oui, bien sûr. Précisément parce que ce sont des institutions et qu'elles sont grandes, ou grosses, et que la plupart d'entre elles nous viennent d'un temps où on ne posait guère de conditions et de critères au soutien public à un opéra, un théâtre, un ballet, un orchestre, un musée : on l'instituait, on le finançait, et que vogue le galion... Nous n'en sommes plus là -mais on ne répond à aucun problème de gouvernance en rabotant une subvention. Lorsque nous proposons d'étudier la création d'un orchestre attitré du Grand Théâtre, autre que l'OSR, ou la transformation du  Ballet du Grand Théâtre en Ballet de Genève, doté d'une personnalité juridique et de le doter d'une personnalité et d'une subvention propre, nous proposons une réforme de l'institution du Grand Théâtre (et, par ricochet, de l'OSR), nous tenons compte de son rôle, de sa place dans le tissu culturel genevois, de l'utilité qu'elle a pour les acteurs et les lieux culturels non institutionnels. Réformer une institution, cela ne vaut-il pas mieux qu'en faire la  cible obsessionnelle de règlements de comptes ?

Dans le champ culturel comme dans bien d'autres, le fétichisme, qu'il porte sur un totem ou un tabou, ne produit rien que de l'impuissance.





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