Réexportation de matériel militaire suisse vers l'Ukraine : Perte de boussole socialiste

 


Une motion demandant que soit autorisée la réexportation de matériel de guerre suisse vers l'Ukraine a été acceptée par la Commission de politique de sécurité du Conseil national le 24 janvier, et tout indique qu'elle le sera par le plénum du parlement. La surprise n'est pas tant  que cette proposition ait été acceptée par une commission à majorité de droite (comme le parlement), puisque le PLR et le Centre sont sur la même position en demandant un assouplissement encore plus large de la loi, mais qu'elle ait été présentée par les (ou "des") socialistes, alors que le Conseil fédéral lui-même (ainsi que l'UDC et les Verts) refuse ce que la droite bourgeoise demande et que des parlementaires socialistes demandent donc aussi. Ce qui, du coup, fait, pour dire le moins, débat au sein du parti. En effet, la motion socialiste demande une modification de la loi sur le matériel de guerre pour réduire les cautèles mises à la possibilité d'exportation ou d'autorisation de réexportation de matériel de guerre, cautèles que le PS estime pourtant encore insuffisantes. En d'autres termes, des parlementaires socialistes (pas tous, et pas encore le parti lui-même) : demandent de faciliter ce que le parti socialiste a jusqu'à présent toujours demandé de rendre plus difficile, voire carrément impossible. C'est "un très mauvais signal pour le parti", commente le Conseiller national Pierre-Alain Fridez, absent de la séance de commission parce qu'il siégeait au Conseil de l'Europe. Et de s'interroger : "comment les militants peuvent-ils le comprendre ?"... Essaieront-ils même ? Ils n'ont certainement pas tous la formation médicale nécessaire pour diagnostiquer la schizophrénie...  "On a un problème", conclut Fridez. En effet, on a un problème. Et que les sociaux-démocrates aient eu le même lorsqu'il s'est agi de décider de fournir à l'Ukraine des chars lourds, avec le soutien des Verts, n'est guère consolateur. En Allemagne, précisément, "die Linke" a posé cette question au SPD et aux Verts  : qu'est-ce qui viendra après la remise aux Ukrainiens de chars Leopard ? celle d'avions de combat ? des soldats allemands sur un nouveau front de l'est ?...

Que vaut un programme sur lequel on s’assoit quand on siège dans un parlement ? ce que vaut un coussin pour un fessier fragile...

Posons d'abord le cadre du débat de fond sur la neutralité : la réexportation de matériel de guerre suisse vers l'Ukraine, de toute évidence, l'enfreint, pour le moins. Mais peu importe : la neutralité n'est pas un dogme religieux, c'est un concept foncièrement utilitaire. Il y a un bon usage possible de la neutralité, mais on doit d'abord, comme un préalable, la définir. Se souvenir que la neutralité de la Suisse n'est pas une autoproclamation, mais une reconnaissance par les autres. Et que cette neutralité a d'abord été imposée à la Suisse, par le Congrès de Vienne de 1815, avant que d'être inscrite dans les constitutions successives de la Confédération, et confirmée par la Convention de La Haye de 1907. Quant à la neutralité comme principe, il faut poser clairement qu'elle est indéfendable quand elle conduit à ne pas différencier l'agresseur et l'agressé, quand elle conclut à l'équidistance entre les nazis et Churchill (ou Pétain et de Gaulle), et qu'elle admettrait les justifications politiquement ordurières de l'agression russe contre l'Ukraine, ou accepterait que du matériel militaire suisse sont réexporté... vers la Russie.  En revanche, la neutralité comme mode d'action est défendable, n'est même défendable qu'à cette condition, quand elle permet une action en faveur de la victime, et autorise des mesures contre le coupable. Mais quelle action, et quelles mesures ? Est-ce de quelques munitions suisses vendue à l'Allemagne, de quelques chars à roue Piranhas vendus au Danemark, de quelques canons antiaériens vendus aux Espagnols,  dont les Ukrainiens ont besoin en ce moment, ou l'idée de leur en fournir en tripatouillant une loi déjà considérée par les socialistes comme laxiste ne tient-elle plutôt que de la posture ?

D'ailleurs, ce fameux matériel de guerre suisse qu'on voudrait autoriser les importateurs à réexporter, par qui est-il produit ? L'hebdo zurichois de gauche "Wochenzeitung" a, de longue lutte, obtenu du Secrétariat d'Etat à l'économie les noms des entreprises, sous-traitants et marchands du business suisse des armes. Et c'est édifiant. Une douzaine d'entreprises assurent 80 % des exportations d'armes et de matériel de guerre depuis la Suisse (elles ont obtenu en 2017 80 % des autorisations nécessaires). Les filiales suisses de la société allemande Rheinmetall détenaient à elles seules 60 % des autorisations d'exportation de matériel de guerre, pour une valeur de 1,1 milliard. L'industrie suisse de l'armement est essentiellement, non une industrie nationale, mais une industrie filiale de multinationales : outre celles de Rheinmetall, on peut citer Mowag, constructeur de chars d'assaut, qui appartient au groupe étasunien General Dynamics.

Si un parti politique avait un ADN, dans celui du parti socialiste suisse il devrait y avoir le pacifisme, l'antimilitarisme, l'opposition à l'exportation de matériel de guerre (et donc de sa réexportation par les importateurs), et une conception de la neutralité qui, en excluant tout engagement militaire direct ou indirect, se traduise  par un engagement fort auprès des populations victimes de guerres, et des opposants aux guerres d'agressions dans les pays qui les mènent. Si on applique ces choix principiels à la guerre d'agression menée par la Russie contre l'Ukraine, et à la nécessité de soutenir l'Ukraine agressée, cela signifie une aide matérielle aux peuple ukrainien, un soutien matériel et politique à l'opposition russe à la guerre, une facilitation de la reconnaissance du statut de réfugié à ces opposants quand ils sont contraints à l'exil et la reconnaissance de ce statut aux déserteurs russes, une participation effective et actives aux sanctions internationales contre l'agresseur. C'est donc répondre à une question simple, et presque triviale dans sa simplicité, question que posent aujourd'hui des socialistes suisses à d'autres socialistes suisses : qu'est ce qui est le plus utile, le plus indispensable, non à l'Etat ukrainien, au gouvernement ukrainien, à l'armée ukrainienne  mais au peuple ukrainien ? des munitions ou des générateurs ? la réexportation d'un peu de matériel de guerre ou le respect des sanctions contre la Russie ? Et qu'est-ce qui serait le plus douloureux pour le régime russe ? que la Suisse autorise l'Allemagne à réexporter des obus suisses en Ukraine, ou applique réellement les sanctions européennes auxquelles elle s'est ralliée ?

Le PS a dénoncé le laxisme dans l'application des sanctions à l'encontre de la Russie, en particulier dans la recherche des avoirs devant, en principe, être gelés. Il a appelé à la création d'un groupe d'experts dédié à cette recherche. Les relations entre les oligarques russes et la Suisse étaient extrêmement cordiales avant février 2022, et tout un écosystème local d'avocats, d'agents immobiliers, de notaires, de gestionnaires de fortune vit de ces relations.L'Association suisse des banquiers estimait au printemps 2022 à 200 milliards de francs les avoirs des clients russes des banques suisses -alors que le Secrétariat d'Etat à l'Economie a évalué, le 8 juillet, à 6,7 milliards de francs (plus la valeur de quinze biens immobiliers bloqués) la valeur des avoirs russes gelés en Suisse, en application des sanctions décidées par l'Union Européenne.  Les avoirs bloqués ne représenteraient donc que 4 % des avoirs réels. En avril, le PS avait déposé une plainte administrative contre l'application trop "passive" de ces sanctions. Les avoirs russes gelés, en Suisse comme ailleurs, doivent servir à la reconstruction de l'Ukraine : les dégâts à réparer sont estimés à au moins 500 milliards. Le gel des avoirs russes en Suisse serait donc d'un apport déterminant à cette réparation. Et si 80 % des matières premières russes (pétrole, métaux, grain), dont les trois quarts du pétrole russe, étaient vendues depuis la Suisse au moment du déclenchement de l'invasion de l'Ukraine, une grande partie du commerce des matières premières russes se fait toujours en transitant par la Suisse -et finance donc grâce à la Suisse la guerre d'agression poutinienne.

Le manifeste du Parti socialiste suisse pour les élections de cette année, appuyé sur le programme du parti, proclame que "le monde n'a pas besoin de réarmement mais de paix", et que "notre tâche est de renforcer la démocratie et la société civile". Renforce-t-on la société civile ukrainienne en autorisant l'Allemagne à fournir des munitions suisses à l'armée ukrainienne ? Et si "le monde n'a pas besoin de réarmement", à quel besoin répond l'autorisation de réexporter vers un pays en guerre des fournitures militaires qu'on avait exportées vers un pays en paix, ni le premier ni le second n'ayant d'ailleurs réellement besoin de ces fournitures ? Est-ce qu'on ne serait pas là bien plus dans l'adoption d'une posture que dans la réponse à un besoin réel ? Et enfin, que vaut un programme (ou un manifeste électoral) sur lequel on s’assoit quand on siège dans un parlement (auquel on espère bien être réélu) ? Ce que vaut un coussin pour un fessier fragile.





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