Хованщина

 

Prigojine, Poutine,  le Golem, la créature de Frankenstein, Pinocchio...

Une étrange version de la Khovantchina nous a été offerte par la Russie, la semaine dernière... Qu'est-ce qu'il raconte, l'opéra de Moussorgsky : un complot de Boyards contre le Tsar, écrasé par le Tsar, et une révolte de miliciens, les Streltsy, massacrés par le Tsar (il raconte aussi une dissidence religieuse, qui finit sur le bûcher en chantant la gloire de Dieu, mais c'est hors de notre propos ici). En guise de boyard, un spadassin, Prigojine. En guise de Streltsy, les miliciens de Wagner. Et en guise de Tsar, Poutine. Mais tout était comme une caricature maladroite : les vrais Boyards ne suivaient pas Prigojine -et attendaient plutôt de savoir qui serait vainqueur, pour se ranger derrière lui. Le Tsar n'a pas eu besoin d'écraser le complot, puisque le complot ne s'est jamais vraiment formé. Il n'eut pas besoin non plus d'écraser la milice, puisqu'elle est repartie dans ses casernes après s'être approchée à 200 ou 300 kilomètres du Kremlin, et qu'un vassal du Tsar se soit entremis pour que le boyard en colère mette fin à son "opération spéciale". Il était la créature de Poutine, Prigojine. Et a failli échapper à son créateur, comme à Frankenstein sa créature, ou le Golem au Rabbi Loew. Ou Pinocchio à Gepetto.

Aurait-on applaudi Prigojine s'il avait réussi à faire tomber Poutine ?

Aurait-on applaudi Prigojine s'il avait réussi à faire tomber Poutine (ce qu'il assurait ne pas vouloir faire) ? Sans doute pas, tant il était difficile de déterminer lequel des deux est le pire -pour la Russie(et les Russes) d'abord, ses voisins (et leurs peuples)  ensuite, et une bonne partie du reste du monde enfin. Prigojine, pourtant, s'était mis à remettre en cause l'"opération spéciale" de Poutine contre l'Ukraine , en reconnaissant que les Ukrainiens n'avaient "aucune intention d'attaquer la Russie avec l'aide de l'OTAN", qu'un "grand nombre de territoires" conquis par les Russes dans les premiers mois de leur offensive ont ensuite été perdus, et que "beaucoup de soldats (russes) ont été tués, jusqu'à "mille par jour"... dont nombre de membres de Wagner, notamment à Bakhmout. De toute évidence, cependant, ce n'était pas ce sursaut de lucidité qui l''avait conduit à lancer son raid, mais la volonté du pouvoir militaire de contraindre les membres de Wagner à s'enrôler dans l'armée régulière, qui s'était arrogée le monopole du recrutement dans les prisons, dont Prigojine avait fait sa principale source de combattants. L'épisode "les Wagner en folie" ne pourrait bien n'être qu'une tentative de Prigojine de sauver sa milice, d'empêcher l'armée russe de l'annexer... et de se débarrasser, d'une manière ou d'une autre, de lui...

On ne sait cependant ce qui l'emportait (et l'emporte encore), du soulagement ou de la déception, chez les dirigeants "occidentaux", après le dénouement apparent de l'équipée sauvage du groupe Wagner (elle a tout de même fait des morts chez les militaires de l'armée régulière, dans des affrontements près de Voronej). Depuis dimanche, en tout cas, Poutine communique. En permanence. D'abord pour faire oublier son impuissance initiale face à ce qu'il a qualifié de "mutinerie", de "trahison", de "coup de poignard dans le dos", imputable au seul Prigogine et au complot occidental contre la Russie, ensuite pour se féliciteer d'avoir "évité une effusion de sang" (Prigojine se revendiquant la même bonne action...), enfin pour tenter de faire accroire que tout était sous contrôle. Son contrôle à lui, le président, et des services de sécurité.

Rien, pourtant, n'a été contrôlé -sauf peut-être l'accord final, obtenu en déléguant la négociation au féal biélorusse, Loukatchenko. Jusqu'à ce qu'elle s'arrête après cette négociation, l'armée privée de Prigojine n'a pratiquement rencontré aucune opposition, même à Rostov, base arrière des opérations russes dans le Donbass.  Et les condamnations de cette "opération spéciale" dont on ne sait si elle tient du putsch ou du hold-up ont été, jusqu'à son terme, fort rare au sein des "élites" russes, si on excepte le cercle restreint du pouvoir présidentiel, patriarche compris : la plupart des membre de ces élites "se sont planqués" en attendant de savoir à quel vainqueur se rallier, résume Loukatchenko, et cela alors même que de supposés amis de Prigojine l'avaient lâché, comme le général Sourovikine (qui a d'ailleurs disparu des radars). Et on s'attend désormais à une purge massive dans l'armée et les services de sécurité, notamment au FSB et au GRU, puisqu'il semble s'avérer que beaucoup de hauts, moyens et bas gradés ont refusé d'ordonner des tirs contre les miliciens de Prigojine -qui, eux, n'ont pas hésité à abattre au moins sept appareils de l'armée.

Loukatchenko a donc hérité de Prigojine. Pour en faire quoi ? Le chef d'une garde prétorienne ? Attendre que Poutine trouve la moyen de s'en débarrasser définitivement ? Et comment se garder du risque de ke voir se retourner contre son nouveau parrain, lui-même parrainé et financé par l'Etat russe, comme Prigojine le fut (Poutine lui-même l'a reconnu(ou plutôt proclamé, comme preuve à charge de la trahison de Prigojine) ? L'Ukraine peut-elle craindre l'ouverture contre elle, depuis la Biélorussie, d'un nouveau front, tenu par les soudards de Prigojine l'ayant suivi ? On ne pariera aujourd'hui sur aucune réponse à ces questions...

En Afrique, quelques potentats et quelques régimes ont de quoi être inquiets : si Wagner peut, sans être arrêté, se lancer sur la route de Moscou avec quelques milliers d'hommes pour faire tomber un ministre de la Défense et un chef d'état-major de l'armée,  que ne pourrait-il faire sur celles de Bangui ou Bamako ? Qui pourrait l'arrêter ? Le pouvoir russe lui-même a assuré par la voix de son ministre des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, que rien n'allait changer pour Wagner en Afrique. On serait au pouvoir en Centrafrique ou au Mali, on ne prendrait pas cela pour une bonne nouvelle.

Les romans russes sont souvent longs, foisonnants, peuplés de personnages ravagés de contradictions et assaillis de fantômes. Il y a des Tsars, dans ces personnages. Et des boyards. Et des révolutionnaires. Et des idiots. Et des frères ennemis. Et des Damnés. Et des Maîtres et des Marguerite. Et des Bezukhov et des Verkhovensky. Et des vrais Boris Godounov et des faux Dimitri. Dans le "Boris Godounov" de Moussorgsky, c'est l'Innocent, l'Idiot, qui tire la morale de l'histoire, face au peuple qui acclame le Tsar infanticide qui vient d'être couronné : "pleure, peuple russe, peuple de la faim"...

En attendant, en Ukraine, la guerre continue, et Poutine continue de la présenter comme la réponse à une "agression des néonazis et de leurs maîtres" . Et en Afrique, Wagner sévit toujours. Et la Russie ne sait toujours pas où elle commence, ni où elle finit.

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