Il y a cinquante ans, le 11 septembre chilien...

¡ presente !

Aujourd'hui, 11 septembre, nous sommes la journée mondiale contre le terrorisme, et on se doute bien qu'il ne s'agit pas de dénoncer le terrorisme d'Etat... Le 11 septembre 1973, l'armée chilienne, qu'on disait loyale à la Constitution, sous les ordres du général Pinochet, qu'on disait loyal au pouvoir démocratiquement institué, renversait la Constitution, le gouvernement, la démocratie et le président élu, le socialiste Salvador Allende -qui, se la donnant lui-même, trouve la mort ("je paierai de ma vie ma loyauté au peuple") dans ce pronunciamiento dont on n'allait pas tarder à découvrir qu'il était aussi fasciste que celui de son illustre prédécesseur, Franco, mais qu'il était aussi plus que teinté de néo-libéralisme. Ainsi, le Chili sombrait dans une chimère crapuleuse et sanguinaire, un fascisme néo-libéral, juste avant que le Portugal, la Grèce puis, enfin, l'Espagne ne s'extirpent d'autres variantes du même mal. A Genève, cette rupture dans l'histoire chilienne et dans celle de toute l'Amérique du Sud (elle avait été précédée de moins de trois mois par un coup d'Etat en Uruguay, elle sera suivie de cinq ans de l'instauration en Argentine d'une dictature plus sanglante encore que celle qui sévira au Chili), sera commémorée aujourd'hui à l'initiative de la coordination Chili-Genève, sous le titre générique "Ecrire notre histoire", d'après (on trouvera le programme de cette journée sous https://chiligeneve.ch), avec, aujourd'hui à 15h.30, partant de la place des Nations, une marche en mémoire des milliers de "disparus" laissés derrière elle par la dictature. 

Caminante, no hay camino, se hace camino al andar

Le 4 septembre 1970, Salvador Allende est élu à la présidence du Chili, face aux candidats de droite et d'extrême-droite. Il n'a certes obtenu qu'une majorité relative (l'élection se joue en un seul tour), mais il l'a obtenue au suffrage universel, et c'est la première fois qu'un socialiste est démocratiquement élu à la tête d'un Etat d'Amérique "latine". Son gouvernement sitôt nommé, il prend quarante mesures de redistribution des richesses, d'approfondissement de la réforme agraire, de nationalisations de grandes entreprises et de la grande majorité des banques, d'instauration d'une propriété sociale cogérée, expropriation du cuivre aux mains de sociétés américaines... Les grèves et les occupations de terre accompagnent les réformes légales : on est dans un processus à la fois institutionnel et "mouvementiste", réformiste et révolutionnaire, légaliste et anticapitaliste, national et internationaliste... et qui sait qu'en Amérique latine, la lutte contre les inégalités est la condition d'un soutien des plus pauvres à la démocratie.

Dans le "Monde Diplomatique" de septembre, Régis Debray se souvient : je "me repens encore du petit ton prétentieux de donneur de leçons marxiste-léniniste qui fut le mien en conversant avec le président du Chili (...). Lui, le "réformiste; moi, le "révolutionnaire". Un cliché. Un jeu de rôles. La boursouflure de l'époque". Sa boursouflure et son simplisme, aussi. Même le Che l'avait pourtant reconnu : Salvador Allende et lui vont "au même endroit par d'autres chemins". Ce chemin, ce fut pour l'Unité Populaire celui d'une "voie chilienne vers le socialisme", qu'arpentera pendant moins de trois ans Salvador Allende, de son élection à la présidence le 4 septembre 1970 à sa mort le 11 septembre 1973 dans son palais assiégé et bombardé par l'aviation militaire de son propre pays... Cette "voie chilienne vers le socialisme" se voulait à la fois démocratique et révolutionnaire : "nous voulons ouvrir la voie au socialisme, et le socialisme ne s'impose pas par décret", résumait Allende, convaincu qu'on peut faire la révolution sans couper des têtes, si on fait ce qu'on a dit qu'on ferait (des réformes radicales), et que "le peuple uni ne sera jamais vaincu" par ses adversaires intérieurs (la droite et l'extrême-droite, l'oligarchie économique et sociale, la hiérarchie de l'église catholique, les media de droite) -mais le président chilien sous-estimait la peur d'abord, la haine ensuite (Allende ? "un fils de pute", pour Nixon), que son expérience inspirait aux Etats-Unis, d'autant plus intense qu'il avait affirmé le Chili comme un pays non-aligné, qu'il défendait le droit des pays colonisés à l'indépendance et dénonçait le système financier international. Et recevait même Fidel Castro. Deux mois après l'élection d'Allende, le président américain Richard Nixon déclarait : "Notre principale préoccupation avec le Chili, c'est le fait (qu'Allende) puisse consolider son pouvoir et que le monde ait l'impression qu'il serait en train de réussir (...). Nous ne devons pas laisser l'Amérique latine penser qu'elle peut prendre ce chemin sans en subir les conséquences". Il faut donc qu'Allende et l'Unité Populaire échouent. Il faut que la voie démocratique vers le socialisme soit une impasse. L'Empire (la CIA, l'Ambassade, les multinationales) a contre-attaqué, usant de tous les moyens à sa disposition : blocus économique, financement d'actions de sabotages, de lock-out, d'assassinats., pressions politiques pour pousser la démocratie-chrétienne dans l'opposition frontale. Et finalement, avec le soutien d'autres dictatures militaires (comme celle sévissant au Brésil) organisation d'un coup d'Etat, et couverture de toutes les exactions qui ont suivi.

Le 11 septembre, le terrorisme d'Etat s'abat sur le Chili : Pendant seize ans, l'armée et la police torturent des dizaines de milliers de personnes, en assassinent plus de 3200 ( Il y a encore 1162 disparues et disparus ou dont l'exécution a été reconnue sans que leur corps soit remis), violent les femmes "fichées" comme militantes de gauche, contraignent des centaines de milliers de Chiliens et de Chiliennes à l'exil. Comme en Allemagne quarante ans plus tôt, on brûle dans les rue les livres interdits -dont, évidement, ceux de Pablo Neruda, qui avait reçu le Prix Nobel deux ans avant l'élection d'Allende et mourra douze jours après lui, peut-être empoisonné, alors qu'il s'apprêtait à repartir en exil. Le pouvoir militaire en place adopte une politique économique et financière monétariste, celle des "Chicago Boys", les disciples de Milton Friedmann, qui paupérisera massivement la population en privatisant tout aussi massivement tout ce qui pouvait l'être, à commencer par tout ce qui avait été nationalisé depuis trois ans . Le 11 septembre, dans les beaux quartiers, on festoie : "la gauche unie était une saloperie".

Pinochet annonce qu'il va "éradiquer le marxisme". Des centaines de milliers de Chiliennes et de Chiliens fuient leur pays. Ils se réfugient dans les rares pays encore démocratiques d'Amérique latine, mais, pour nombre d'entre eux, en Europe, même dans l'Espagne franquiste, mais surtout en France et en Italie, pourtant toutes deux gouvernées par la droite. En Suisse, près de 6000 Chiliennes et Chiliens demanderont l'asile entre 1973 et 1990 (mais seuls 200 pourront arriver , en 1973). Ils auront à faire face à l'extrême méfiance des autorités fédérales, qui se refusent d'ailleurs à condamner le Coup d'Etat de Pinochet, mais ils bénéficieront d'un mouvement populaire de solidarité assez exceptionnel.  la Croix-Rouge a ouvert des centres d'accueil, le Centre social protestant a coordonné l'accueil des réfugiés, l'Action Places gratuites fera entrer des centaines d'exilés chiliens dans un pays qui rechignait à les accueillir (pensez, des "rouges"... rien à voir avec les Hongrois de 1956 ou les Tchèques et les Slovaques de 1968). A Genève, jusqu'à vendredi, l'exposition "No Memorials" retrace, aux Communs, les "histoires matérielles de l'exil chilien à Genève" (https://www.geneve.ch/fr/agenda/memorials-histoires-materielles-exil-chilien-geneve).

"N'oubliez jamais que bientôt s'ouvriront à nouveau les larges avenues qu'empruntera l'homme libre pour bâtir une société meilleure" : ainsi Salvador Allende, assiégé dans son palais présidentiel, et sachant qu'il n'en sortira pas vivant, prend congé du peuple chilien : "Travailleurs de ma patrie, j'ai confiance dans le Chili et son destin. Que nous enseigne la tragique expérience de l'Unité Populaire ? Que le passage pacifique, démocratique, légal au socialisme est illusoire parce que les forces qui ont tout à perdre à un tel passage useront de tous les moyens, à commencer par la force, pour le rendre impossible ? Que le respect de la légalité "bourgeoise" est incompatible avec le développement d'un réel pouvoir populaire ? Mais alors, de quels autres moyens que la démocratie, de quelles autre instruments que le droit de vote, de quelle autre stratégie que l'unité populaire user, si nous ne renonçons pas au projet de "changer la société (et la vie...)" ? Ceux, jacobins, blanquistes, léninistes, de la prise du pouvoir par les armes et du maintien au pouvoir par la violence répressive ? C'est Orwell qui répond : le but du pouvoir, c'est le pouvoir, pas le changement social. On est même plus là dans une illusion, mais dans une impasse. Alors quoi ? la révolution par en bas, comme dans la Catalogne libertaire, le Chiapas zapatiste, le Rojava kurde, où les armes ne servent qu'à défendre non un pouvoir pris, mais la construction d'une autre société par en bas, par la société elle-même ? On n'a pas la réponse. Il y a un chemin, et on le cherche.  On ne sait pas si on le trouvera, mais on sait qu'on ne le trouvera pas sans le chercher, ou sans le tracer, comme nous y invite Pablo Neruda, mort douze  jours après Allende et dont les funérailles que le pouvoir ne pouvait interdire, parce que tous les media étrangers étaient là, furent celles d'Allende : le chemin se trace en cheminant. En cheminant, on avance comme on peut, quand on le peut, pour conquérir de nouveaux droits et de nouvelles libertés, et on résiste aux forces de recul comme on le doit, quand on le doit. Le Chili a un président de gauche, Santiago une maire de gauche, mais le négationnisme sévit et le directeur d'Amnesty International Chili peut s'inquiéter de l'existence d'un "secteur politique héritier de la dictature, qui revendique le coup d'Etat et justifie, voire minimise, les violations des droits humains", et refuse de répondre positivement à l'appel du nouveau président (de gauche) du Chili, Gabriel Boric, de condamner le coup d'Etat de 1973. En 2019, un mouvement populaire a vu des centaines de milliers de Chiliens et de Chiliennes descendre dans la rue pour exiger la justice sociale. Trois ans plus tard, un projet de nouvelle constitution (le Chili vit toujours sous l'empire de celle, pinochétiste, de 1980), qui reprenait des revendications de ce mouvement populaire, a été rejeté par 62 % des suffrages...

"Caminante, no hay camino, se hace camino al andar" (Pablo Neruda)

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