Pourquoi diable n’appelle-t-on pas à rejeter la loi sur la laïcité ?


Virginale perversité

Après tout le mal qu'on a pu écrire de la loi sur la laïcité soumise au vote des Genevois et voises dans une semaine, pourquoi diable n’appelle-t-on pas à la rejeter ? Pour deux raisons inavouables autant que contradictoires : par perversité, d'abord, et pour préserver notre virginité politique, ensuite.
Par perversité : on salive d'avance, tout en ricanant, à l'idée de voir la présidence du Grand Conseil ou du Conseil Municipal en appeler à la force publique pour expulser de la salle des séance plénières une musulmane trop enfoulardée, un chrétien portant en sautoir une croix trop grande, un juif une kippa trop voyante ou nous-mêmes notre passoire athée.
Par pudeur de vierge effarouchée, ensuite : on n'a pas franchement envie de passer notre temps à dire que notre "non" n'est pas le même que celui des fondamentalistes religieux... ni notre "oui" le même que celui des Croisés de l'Occident chrétien.


Jeter le bébé législatif avec l'eau du baptistère ?


Les trois églises chrétiennes actuellement reconnues à Genève (la protestante, la catholique romaine et la catholique chrétienne, dite "vieille catholique") soutiennent la loi proposée au peuple. Pour elles, "l'Etat doit se mêler de religion".  Nous en tenons au contraire pour une laïcité de l'indifférence : l'Etat n'a pas à se mêler de religion, les pouvoirs religieux n'ont pas à peser sur l'Etat. Pour le reste, la liberté individuelle s'impose, et le plus de libertés collectives possibles. Et avec ces libertés, l'égalité : aucune religion, aucune confession, aucune église ne doit être favorisée ou défavorisée par rapport à d'autres et à l'absence de religion. La loi proposée aux Genevois respecte-t-elle ces principes ? Fort imparfaitement. Presque aussi imparfaitement que le règlement qu'avait adopté le Conseil d'Etat dans les années trente du siècle dernier, s'appuyant sur la constitution d'alors, et qui ne reconnaissait que trois églises chrétiennes, leur donnant ainsi un statut supérieur aux autres -et au christianisme un statut supérieur aux autres religions et à l'irréligion.

Les églises chrétiennes reconnues par l'Etat soutiennent donc une loi sur la laïcité de l'Etat : amusant paradoxe, d'autant que les mêmes églises critiquent les dispositions de la loi concernant les signes religieux qu'arboreraient les élus. Il est vrai qu'elles ont intérêt à ce que la loi soit adoptée : elle leur permet d'user de l'administration fiscale pour récolter les deniers de leurs cultes, rend possible un soutien de l'Etat à leurs activités d'aumônerie, instaure un enseignement du "fait religieux" dans les écoles publiques. Leur critique de la disposition assimilant les parlementaires à des agents de l'Etat ne les conduit donc pas à jeter le bébé législatif avec l'eau du baptistère

Quant aux adversaires de la loi, ils ne se contentent plus d'appeler à la refuser : ils ont annoncé qu'ils allaient déposer un projet de loi qui aurait été une sorte de contre-projet indirect s'il avait été déposé avant le vote, et qui ne sera donc qu'une contre-proposition au cas où la loi serait rejetée (et même si elle était acceptée, puisqu'il sera à l'ordre du jour du Grand Conseil quelque soit le résultat du vote). Que la loi proposée au vote dimanche soit acceptée ou refusée, le débat sur la laïcité ne va donc pas cesser. La loi "alternative" proposée par les adversaires de la loi soumise au peuple n'en diffère pas fondamentalement : si elle en gomme quelques aspects particulièrement critiquables (elle supprime par exemple l'obligation faite aux élus dans les parlements cantonal et municipal de s'abstenir de rendre leurs convictions, religieuses ou non, visibles, elle n'impose plus aux agents de l'Etat qu'un  devoir de réserve, et elle renvoie aux lois existantes sur les manifestations et l'usage du domaine public la question des manifestations religieuses ), elle maintient pendant vingt ans la possibilité (fort contestable d'un point de vue laïc) pour les églises reconnues, mais elles seules) d'user de l'administration fiscale pour percevoir leur dîme, ainsi que la reconnaissance  de l'accompagnement philosophique, spirituel ou religieux dans (notamment) les hôpitaux et les prisons, et de l'aide financière aux aumôneries, et que l'enseignement du "fait religieux" dans les écoles.
On progresse donc, même si c'est insuffisamment. On progresse, parce que ce projet d'une "autre loi sur la laïcité" évite la dérive du débat sur la laïcité vers un débat sur l'islam. Mais on progresse insuffisamment, parce que la question de l'utilité même d'une loi semble ne plus être posée. Or c'est précisément celle qu'il faudrait se poser avant de commencer à en pondre une.

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