La Suisse et la guerre d’Algérie : Le diplomate et le porteur de valise
Il y a soixante ans, le 18 mars 1962, à Evian, était signé entre la France et le gouvernement provisoire de la République algérienne un accord qui, engageait le processus qui allait, rapidement, mettre fin à la guerre d'Algérie et faire accéder le 5 juillet la défunte colonie française à l'indépendance. Les commémorations de l'évènement ont été nombreuses, elles ont permis de refaire l'histoire de cette guerre, de ses causes, de la colonisation de l'Algérie. En creux, elles ont aussi permis de rappeler le rôle inhabituel que la Suisse, "neutre mais pas indifférente", a joué dans le dénouement d'un conflit que la France mettra plus de quarante ans à considérer pour ce qu'il était, une guerre, non de huit ans mais de 132 ans : ceux de la colonisation. Deux figures symbolisent cet engagement suisse pour la fin de la Guerre d'Algérie : celle du diplomate, celle du porteur de valise. Et dans l'ombre, celles de centaines, peut-être de milliers, de militantes et de militants de la gauche suisse, actifs dans l'accueil des déserteurs français et des militantes et militants algériens, dans la diffusion des textes du FLN, des témoignages sur la torture...
(texte complet sur https://www.e-periodica.ch/cntmng?pid=cmo-001%3A1995%3A11%3A%3A82)
« le socialisme, ce n’est pas cela ! »... mais
cela, alors, c'est quoi ?
La Suisse aura joué un rôle exceptionnellement actif pour la fin de la Guerre d'Algérie. Les sympathies pro-arabes de quelques politiciens, ni la francophobie de certains décideurs alémaniques, n’expliquent un tel engagement. Le calcul économique, habituellement si déterminant, n’a pas davantage joué un rôle prioritaire. La raison de ce soutien de la Suisse officielle à la cause algérienne est bien l’engagement de l’opinion publique, du moins de sa part la plus « éclairée », aux côtés des Algériens. Certes, la guerre d’Algérie n’a pas eu en Suisse, l’impact émotionnel massif des événements de Hongrie, mais elle a mobilisé des centaines de citoyens aux côtés des Algériens. Un Max Petitpierre (Conseiller fédéral, en charge des Affaires étrangères) ne pouvait pas rester insensible à cette mobilisation, dépassant largement le cercle des militants « anticolonialistes » de gauche : romand, il a sans doute bien mieux que ses collègues alémaniques mesuré le hiatus survenu entre la partie francophone du pays et la France en tant que référence culturelle et politique ; en charge de la politique étrangère de la Suisse, il disposait des moyens d’engager la Confédération dans un travail de « facilitation » (comme on le redira plus de quarante ans après, lorsque la Conseillère fédérale Micheline Calmy-Rey engagera, elle aussi, la Suisse dans un travail comparable, mais plus difficile encore, autour de l’ « Initiative de Genève » pour une paix négociée entre Palestiniens et Israéliens…).
Pour le mouvement indépendantiste algérien, la
Suisse fut une sorte de refuge aux portes de la France (en
janvier 1956 déjà, un responsable du FLN, Tayeb Boulahrouf,
s’installait à Lausanne et transformait l’Hôtel Orient, en siège
officieux du FLN. Pour la France officielle, la Suisse fut un
champ d’activité pour les services spéciaux, mais aussi un
terrain de rencontres officieuses avec l’adversaire algérien.
Pour les réfractaires et les déserteurs français, la Suisse fut
un lieu d’asile. Et pour des centaines de militantes et de
militants suisses, membres ou non d’organisations politiques ou
d’entraide et de solidarité, la guerre d’Algérie fut le moment
d’une exigence et d'un engagement de solidarité avec une lutte
de libération, et une révolution. La Suisse fut en outre un
centre d’intense production éditoriale algérienne : El
Moudjahid, organe officiel du FLN, et certains textes du Front
(le Manuel du militant algérien, par exemple) y furent imprimés,
sur des presses et par des imprimeurs « de gauche », et plus
précisément de la Coopérative d'imprimerie du Pré-Jérôme, celle
de la "Voix Ouvrière", le quotidien du Parti du Travail.
Du nombre des « obscurs » et des anonymes, fantassins de la solidarité, les noms de quelques uns peuvent être évoqués : Fany et Marcelle Grether, Isabelle Vichniac, Marie-Louise Dumuid, le docteur Roth… des prêtres, comme le Père Jean de la Croix, aumônier du Centre universitaire catholique, ou le pasteur Jean Rouget, l’un et l’autre engagés dans les réseaux de Francis Jeanson et Henri Curiel, le pasteur appartenant également au mouvement « cryptocommuniste » Jeune Résistance, qui organisait les soldats français réfractaires et qui avait été fondé en Suisse en 1958 par Jean-Louis Hurst et Louis Orhant. On peut aussi évoquer l'imprimeur d’Yverdon, Henri Cornaz, qui imprima la « plate-forme de la Soummam », programme issu du premier congrès (clandestin) du FLN, tenu le 20 août 1956, et qui se chargea par la suite de l’impression d’un numéro du Moudjahid, le président du Conseil communal d'Yverdon, Jean Mayerat, qui fut arrêté en France avec 700 numéro du même Moudjahid (imprimés sur les presses de la Coopérative du Pré-Jérôme, et qui fut condamné à un an de prison, l'éditeur lausannois Nils Andersson, qui édita et diffusa des textes interdits en France (le Manuel du militant algérien, La Pacification de Hafid Keramane, La Question de Henri Alleg).On relèvera enfin le rôle important essentiel joué par les journalistes : Georges Bratschi, de La Tribune de Genève, Armand Caviezel et Jean-Pierre Goretta, de la radio romande, Marie-Madeleine Brumagne, de La Tribune de Lausanne… tous contribuant à donner du conflit algérien l’image de sa réalité, favorisant l’abandon progressif par l’opinion publique suisse de la thèse officielle française.
Pourquoi ce soutien de Suisses et de Suissesses à la lutte algérienne ? Isabelle Vichniac répond « Les Algériens étaient objectivement des victimes, ils subissaient une injustice évidente. C’était aussi l’injustice la plus proche à secourir ». Dans sa simplicité humaniste, cette explication est sans doute la plus crédible : celles et ceux qui se mobilisèrent aux côtés des Algériens venaient en effet d’horizons politiques fort différents, et étaient animés de motivations parfois contradictoires, , quels que pussent être leurs sentiments à l’égard des stratégies suivies par le FLN, notamment à l’égard des autres composantes du mouvement national (en particulier les messalistes), mais aussi des composantes « non musulmanes » du peuple algérien. Il y eut certes des engagements pleinement politiques et revendiqués comme tels, basés sur une « analyse concrète de la situation concrète » et sur le principe du droit des peuples à l’autodétermination, mais il y eut surtout des engagements éthiques, une « insurrection des consciences » face à la pratique de la torture et de la répression de masse par la France. Il y eut enfin, de la part des militants français mais aussi de la part de Romands souvent plus francophiles que les Français eux-mêmes, une protestation par l’acte contre la politique française, au nom des valeurs françaises (liberté, égalité, fraternité…) : « On ne peut pas laisser faire cela, la torture, les massacres, par un pays civilisé, et surtout pas par ce pays-là ! ».
Il y eut plusieurs manières de manifester en Suisse sa solidarité avec le mouvement algérien, et plusieurs types de solidarité : « porteurs de valises » au service du FLN, publicistes, éditeurs et imprimeurs, « passeurs » de réfugiés, réseaux (ou individus) hébergeant des militants algériens ou des réfractaires français… D’autres Français encore sont plus directement engagés dans le conflit, regroupés dans les réseaux de soutien au FLN comme ceux de Francis Jeanson ou d'Henri Curiel. Ces militants trouveront, eux aussi, soutien et solidarité en Suisse. Si les sensibilités de gauche furent, logiquement, majoritaires dans ce mouvement de solidarité, elles n’y furent pas seules, et les sympathisants de la cause algérienne seront rapidement nombreux en Suisse romande : des communistes, des socialistes, des chrétiens de gauche (ou pas), des membres du Mouvement démocratique des étudiants transportent des tracts, livrent « El Moudjahid », hébergent des membres du FLN ou des réfractaires français ; les éditions lausannoises de la Cité publient des textes interdits en France (notamment « La Question » de Henri Alleg) ; dans les régions frontalières, des militants suisses (comme le libertaire genevois André Bösiger) font passer la frontière à des Algériens indésirables ou pourchassés en France. Et tout cela, au vu et au su des autorités et de la police suisses, mais également des services spéciaux français. Cette étrange situation ne sera pas exempte d’incidents, dont le plus spectaculaire a le parfum du scandale : Le 22 mars 1957, la "Tribune de Genève" avait révélé que des fonctionnaires du pouvoir judiciaire fédéral et un « gradé » du contre-espionnage suisses avaient remis à un attaché commercial de l’Ambassade de France, Marcel Mercier, des transcriptions de conversations téléphoniques échangées entre la Légation égyptienne en Suisse et le ministère des Affaires étrangères égyptien, canal par lequel passaient nombre de communications entre responsables du FLN, ainsi que des rapports confidentiels sur des militants algériens, des fournisseurs d’armes du FLN et des mouvements d’argent au bénéfice de la résistance algérienne. Or, Marcel Mercier était un agent, avec le grade de colonel, des services secrets français (le SDECE, Service de documentation extérieur et de contre-espionnage). Découvert, Mercier informe le Département fédéral de Justice et police que le Procureur de la Confédération, René Dubois est « mouillé ». Le 23 mars, apprenant qu’il est découvert, René Dubois se tire une balle dans la tête. Le scandale prend la Suisse officielle (mais aussi le Parti socialiste, dont Dubois est membre) à contre-pied de l’évolution de sa diplomatie et de son opinion publique, en particulier de celle de gauche. Et en particulier de celle des socialistes, dont deux représentants siègeront au Conseil fédéral dès 1959...
Certes, à lire les textes produits par un Jules
Humbert-Droz, Secrétaire central du PSS, issu de la gauche du
parti et passé par le Parti Communiste Suisse et le Comintern, on pourrait croire en un Parti socialiste suisse
franchement engagé dans la dénonciation de la politique
française et dans la lutte aux côtés des nationalistes algériens
et de leurs alliés français. Il n’en est (hélas) pas ainsi. De la « politique du juste milieu » à la « dialectique
des contraires », les positions du PSS face à la guerre
d’Algérie alternent et tentent malaisément de conjuguer deux
fidélités : fidélité à la solidarité entre socialistes (et donc
avec les socialistes français, impliqués dans le conflit et
acteurs de la répression du mouvement national algérien) et
fidélité au principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes
(et donc à la reconnaissance de ce droit aux Algériens). Entre
ces deux fidélités, le PSS ne veut ni, peut-être, ne peut
choisir : ainsi lui sera-t-il difficile d’élaborer une politique
spécifique face à la « question algérienne », enjeu pourtant
d’une importance capitale dès le milieu des années cinquante, et
« matrice » d’une « nouvelle gauche » dont les thèmes et la
culture politiques renouvelleront en profondeur ceux du PSS.
Parti social-démocrate d’un Etat sans colonies
mais très présent dans les colonies des autres par ses
investissements et ceux de ses entreprises, le PSS a, ou devrait
avoir, « quelque chose à dire » sur l’Algérie ; son programme de
1959 et son adhésion à la déclaration de principes de 1951 de
l’Internationale socialiste devraient l’inciter à une prise de
position anticolonialiste. Or, on constate que les positions
socialistes suisses à propos de la Guerre d’Algérie dépendent
moins de ses principes et de son programme que, d’une part de
l’action des individus en son sein (notamment celle de Jules
Humbert-Droz), et d’autre part de la pure événementialité. Le
PSS réagit donc à l’événement en laissant cette réaction être
définie et exprimée par ceux qui, au sein de sa direction, y
sont le plus sensibles, sans qu’il y ait réellement de choix
politique collectif et de réflexion commune à la base de cette
réaction. L’actualité et les réactions ponctuelles d’individus
ou d’instances à l’actualité vont finalement décider de la ligne
du parti, et la faire un peu malgré lui correspondre aux
principes anticolonialistes exprimés dans le programme
international de 1951 et le programme national de 1959. Ce
fonctionnement est d’ailleurs suffisamment fréquent dans
l’histoire du mouvement socialiste pour y être devenu
traditionnel : les militants les plus engagés fraient la voie au
reste de l’organisation, agissent comme une avant-garde,
« explorent le terrain », et le cas échéant prennent les coups
pour le parti. Si les actions et les analyses de ces militants
se trouvent confirmées par l’évolution politique, elles seront
assumées par le parti tout entier, le plus officiellement du
monde ; dans le cas contraire, le parti s’en désolidarisera et
sanctionnera leurs auteurs : fonctionnement sans gloire, et
surtout sans risque –mais le goût du risque n’est pas la marque
première de la culture politique suisse, et le PSS privilégie la nécessité de participer au pouvoir
national, de s’intégrer à la vie politique « normale » en
Suisse ; il en tire un renforcement certain de son influence et
un élargissement de sa base électorale, mais au prix d’un
affadissement de ses propos et de ses actions solidaires.
Au fond, les socialistes suisses, à quelque niveau de décision que ce soit, ne se préoccupent du conflit algérien que lorsque ce conflit menace d’avoir des répercussions intérieures (par exemple lors de l’ « affaire Dubois »), ou là où l’opinion publique est particulièrement sensible aux affres politiques françaises, c’est-à-dire en Romandie ; il faut en quelque sorte que la guerre d’Algérie devienne un enjeu national (ou cantonal) pour que les socialistes suisses (ou romands) s’en saisissent… A quoi s’ajoute d’ailleurs le fait que, pour la plupart d’entre eux, elle n’est en fin de compte qu’un événement international secondaire, périphérique : ce qui domine et mobilise la conscience internationaliste du moment est moins le droit des peuples du « tiers-monde » à disposer d’eux-mêmes que la menace d’une guerre nucléaire, moins les bombes de l’OAS que LA Bombe, moins la répression française en Algérie que la répression soviétique en Hongrie. Le PSS est bien, de ce point de vue, un parti du « centre » (géopolitiquement parlant, sans préjudice d’autres sens possibles), c’est-à-dire un parti « européocentriste » ; l’analyse des rapports de ce centre avec la périphérie n’est pas le fil conducteur de sa perception du monde, et l’impératif de l’insertion dans le cadre national prime toute considération solidaire. Il est vrai que la « conscience solidaire » n’est pas un caractère spontané de la conscience collective des classes populaires suisses, mais il est vrai aussi que de ces classes populaires le PSS se proclame le défenseur privilégié. Pour « conscientiser » l’opinion publique suisse, des dizaines, voire des centaines de militants socialistes se chargèrent du « travail de solidarité » que le parti n’assumait pas directement, alors qu’il l’avait assumé lorsqu’il s’agissait de la solidarité avec les victimes du fascisme et du nazisme. Mais alors la « peste brune » menaçait directement la Suisse et les droits et libertés des Suisses, droits et libertés dont le mouvement socialiste bénéficiait et à la conquête desquels il avait pris large part. Le fascisme et le nazisme était donc perçus pour ce qu’ils étaient : des menaces directes. Il n’en était pas, ou ne semblait pas en être, dans les années cinquante et soixante, de même du colonialisme et de ses avatars. Les partis romands et leur presse sont donc dans une situation particulière, de proximité politique et culturelle avec la France, qui provoque en leur sein des divergences d’appréciation importantes.
Le scandale provoqué en France, puis
internationalement, par la révélation des pratiques
tortionnaires de l’armée française en Algérie fera « sauter »
les brides de l’indignation socialiste romande ; dans Le
Peuple du 4 avril 1957, Jules Humbert-Droz dénonce: "Nous
regrettons que la France que nous aimons, le pays des droits de
l’homme, au cœur généreux et profondément humain, se soit
engagée dans une politique coloniale qui porte atteinte à son
honneur. Nous regrettons davantage encore que ce soient des
socialistes, Guy Mollet, Pineau, Lacoste, qui portent la
responsabilité de cette honte. Cette politique n’a rien de
socialiste. Elle est une insulte au socialisme qui condamne et
combat la torture, le système policier, la terreur exercée
contre les peuples et les individus. Nous avons ici dénoncé et
condamné avec énergie les crimes des staliniens. Nous n’avons
pas deux poids et deux mesures pour juger et condamner l’immonde
torture qui pousse les hommes au désespoir et à la mort. Nous
avons critiqué les communistes qui acceptent avec indulgence et
compréhension la terreur stalinienne. Nous nous sommes insurgés
contre la tolérance d’une grande partie de notre bourgeoisie en
face des crimes d’Hitler et de Mussolini. C’est avec une
indignation plus grande encore que nous condamnons la torture
tolérée, sinon ordonnée, par le gouvernement Guy Mollet, parce
que nous attendons de lui d’autres méthodes que celles qui ont
fait la honte du régime fasciste et du régime communiste". Mais
cette condamnation est prononcée par Humbert-Droz, pas par le
parti en tant que tel. En fait, les socialistes suisses furent
« piégés » par la participation de leurs camarades français aux
gouvernements responsables de l’aggravation du conflit algérien,
à telle enseigne que, même lorsqu’ils désapprouvaient ou
condamnaient la poursuite de cette « sale guerre », ils se
sentaient constamment tenus d’expliquer, voire de justifier, les
actes des socialistes français, ou de tenter d’équilibrer leur
« passif » algérien par quelque « actif » dans d’autres
domaines. Lorsqu’à la fin mai 1957, le gouvernement Mollet est
renversé, Le quotidien socialiste genevois "Le Peuple" croit
pouvoir tirer un bilan « globalement positif » de son action :
certes, « les réformes indispensables aux pays
d’outre-mer » n’ont pas été menées (Le Peuple du 27 mai), et en
Algérie, où les socialistes suisses attendaient de la France une
attitude « humaine et clémente », « le sang a trop coulé », et
il faut « adopter les voies réelles de la pacification » (Le
Peuple du 2 mars), mais l’adoption d’une législation sociale
progressiste n’en rend pas moins positive, pour le quotidien
socialiste genevois, l’action du gouvernement socialiste
français... Jeanne Hersch pose plus crûment en février 1958 le
problème auquel sont confrontés les socialistes suisses:
rappelant que le ministre-résidant français en Algérie, Robert
Lacoste, est membre de la SFIO, elle se demande si le PSS,
affilié à l’Internationale Socialiste, peut admettre qu’un
parti-frère « couvre » une politique menée à coup de torture,
d’exécutions sommaires et d’humiliations individuelles et
collectives : « la doctrine criminelle des Français en
Algérie (est-elle) celle de tous les socialistes ? »,
s’interroge la socialiste genevoise, qui constate que « nombreux
sont les socialistes à se sentir exclus » du socialisme
démocratique français, tel André Philip, qui fut effectivement
exclu de la SFIO pour avoir clamé que « le socialisme, ce n’est
pas cela ! ». Mais "cela", alors, c'est quoi, sinon l'appétit de
pouvoir, ce que le socialiste algérien Hocine Aït Ahmed résumait
en une formule : "l'attrait de la mangeoire" ? Persuadée elle
aussi que « le socialisme, ce n’est pas cela ! », Jeanne Hersch
porte le débat au niveau du mouvement socialiste international,
en demandant à l’Internationale de prendre position contre le
parti français ; c’est tout le problème de la solidarité
socialiste qui se trouve ainsi posé : est-il (ou non) possible
de condamner un parti socialiste au pouvoir, de se désolidariser
de son action, sans pour autant jeter le discrédit sur le
socialisme démocratique et « fournir des armes aux adversaires
du socialisme » (démocratique), qu’il s’agisse de la droite ou
des communistes ? A l’inverse, se taire face aux exactions de
l’armée française en Algérie, et à la complicité des socialistes
français dans ces exactions, n’est-ce pas s’en rendre soi-même
complice, et finalement fournir précisément ces « armes » à ces
adversaires ? L’enjeu est de taille, mais le choix du mouvement
socialiste international sera celui de la prudence : il ne
condamnera ni ne soutiendra la politique menée (ou entérinée)
par le parti français. La solution est confortable, mais peu
crédible, et le parti socialiste souffrira en Suisse romande
aussi de cette faiblesse. Les communistes seront prompts à
« renvoyer l’Algérie » aux socialistes qui leur « envoient la
Hongrie ». La gauche démocratique française, quant à elle,
paiera longtemps ses compromissions algériennes ; la SFIO ne
s’en remettra d’ailleurs jamais, et finira par disparaître
purement et simplement, absorbée par un nouveau Parti
socialiste, à la tête duquel s’imposera paradoxalement un homme,
François Mitterrand, qui prit sa part de ministre de l'Intérieur
et de ministre de la Justice des errances algériennes de la
France. Le 18 mars 1962, Le Peuple affirmait qu’il fallait « un
nouveau leader à la gauche » française, un leader qui n’ait
pas « trempé dans la guerre d’Algérie ». On attendait
Mendès-France, ce sera Mitterrand…
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